Dans différents articles ou billets de ce blog (*), je me suis exprimé incidemment ou principalement sur les tendances régressives de l’époque, lorsqu’on regarde si souvent derrière ou plus tôt dans l’espace et dans le temps, avec nostalgie ou mélancolie. Le fait même de pouvoir régresser imaginairement dans ce passé et d’en faire son lit – celui de son propre vécu ou des générations et civilisations successives – implique par définition que l’on a atteint une étape plus avancée de son développement. Ce sont dans ces cas les craintes devant l’avenir et les perspectives du temps qui passe, ou les difficultés relationnelles rencontrées, dans la vie privée ou dans l’espace public, qui font inconsciemment retourner à un état d’esprit et à une vision de soi et du monde désormais révolus mais qui font encore rêver, ou cauchemarder, le nez dans le rétro. Même si l’on ne s’en rend pas compte, il peut être utile alors de se rappeler qu’il s’agit à priori d’une démarche dynamique de réappropriation et d’élaboration. Et c’est cette dynamique qui fait que ce parcours en sens inversé, régressif, implique qu’il soit possible d’en revenir pour investir pleinement le vécu présent et les projets d’avenir, poursuivant la progression un temps interrompue.
La situation est bien sûr différente quand ce n’est pas la régression mais la fixation qui est en jeu, tournant le dos à la route. Lorsqu’une civilisation, une génération, chacun de nous en fait, demeurons dans la dépendance primordiale qui nous est originaire dans l’existence, préférant ce purgatoire à l’enfer du largage et de l’abandon au néant qui nous est promis, cette fixation empêche d’accéder au choix de l’âge adulte, là ou la question de notre destination peut être enfin posée librement, la route s’ouvrant devant nous. Encore faut-il pour ce choix avoir parcouru les différentes étapes qui conduisent de la dépendance à l’indépendance. On peut certes prendre de haut les nostalgiques et les mélancoliques, mais il est bien plus problématique de rester fixé à un état inabouti que d’y régresser et de pouvoir par conséquent en revenir. Pour qui se pose la question tout au moins.
De façon générale et comme je l’ai écrit ailleurs, les inévitables étapes du développement humain ne sont pas nécessairement franchies de façon absolues, à des âges fixes et immuables, sachant aussi que leur atteinte peut être manifeste ou latente. On sait aussi que l’on peut s’y fixer pour un temps relatif, y régresser et s’y maintenir finalement plus ou moins. On peut aussi ne jamais les parcourir complètement. Il n’y a là aucun déterminisme absolu qui s’accomplisse nécessairement, et c’est pointer une doxa du travail sur soi, basée sur l’expérience intersubjective, que de simplement le relever.
Je notais aussi que ces étapes du développement peuvent évidemment se dérouler dès l’origine avec plus ou moins de confiance ou plus ou moins de doute en fonction du vécu avec l’entourage, et que confiance et doute trouvent là leur trace primitive pouvant influencer les conceptions ultérieures dans lesquelles ces sentiments sont impliqués. Doute et confiance émergent en effet d’abord du ressenti, avant toute rationalisation intellectuelle appliquée à quelque domaine de connaissance que ce soit.
Dans un livre que je viens de publier et qui met en tension et en miroir les différentes dimensions de l’univers avec celles de l’âme humaine, mon exploration et mon enquête ne peuvent évidemment faire l’économie de cette question de la flèche du temps. Hormis dans le royaume des particules et des probabilités quantiques, où cette flèche peut prendre toutes les directions possibles et imaginables, la mort de tout objet pouvant se situer avant, pendant ou aussi pourquoi pas après sa naissance (voir l’expérience de pensée du chat de Schrödinger pour la simultanéité de ces états), dans notre vécu d’hommes et de femmes cette flèche parcourt l’espace-temps dans une seule et unique direction: avec un passé, un présent et un avenir. Que cette flèche du temps soit donc psychologique, mais aussi cosmologique – du chaud au froid, du dense au dilaté, du petit au grand – et thermodynamique – de l’ordre au désordre, et quelle que soit la définition que nous adoptions de la réalité, matérielle ou spirituelle, on voit que la position de l’observateur est non seulement unique et irremplaçable, mais qu’elle prend place dans un espace-temps donné et fini et qu’elle implique le choix d’une solution.
Si l’on se comportait sur la route comme trop souvent dans l’existence, fixés sur le rétroviseur et ne jetant que de furtifs regards sur la route devant soi, ou ne voyant pas même qu’il y a une route à parcourir, à l’envers du bon sens donc, on serait depuis longtemps définitivement dans le fossé. Mais peut-être y est-on déjà, tant il est vrai que quand il n’y a que de l’espoir, il n’y a encore, véritablement, rien (un désir en exil, disait un ami aujourd’hui disparu), et, du coup, comme chantait pour sa part le poète (**), autant inventer le désespoir puisque, ajoutait-il, les capitaux, la publicité et la clientèle sont là. Qui donc inventera le désespoir ? Je pose à mon tour la question.
(*) Au moins une dizaine : en 2018 (21.8, 15.9, 19.12), en 2019 (17.1, 1.2, 13.10, 28.11) et en 2020 (11.2, 3.3, 3.9).
(**) Il s’agit de Léo Ferré [ NdT ]