Aucune manie ni fétichisme pour les lieux d’écriture – domicile ou voyage, plaine ou montagne, pays ou continents ; pour les moments – jour et nuit ; ou encore pour les moyens – ordinateur, plume, et aussi la bonne vieille machine à écrire.
La métaphore paysagère et proliférante utilisée pour la construction de ce site en développement – en astrophysique on dirait en expansion – trouve dans cette page son expression à propos du travail d’écriture qui en constitue la matière première. C’est en effet à propos d’un tel travail que diverses réflexions sont apparues ces derniers mois, depuis l’été 2018, au cours desquels elles ont été tracées sous forme manuscrite (à la différence des autres pages réalisées depuis ou en parallèle directement dans l’éditeur de contenus).
C’est dans cet esprit d’accueil de ce qui vient et de construction de ce vers quoi on va qu’il semble pertinent de faire figurer ces réflexions dans leur état « brut de décoffrage », hormis les épigraphes ajoutées par la suite, c’est-à-dire sous une forme paradoxalement moins travaillée que les écrits directement saisis. Il s’agit quoi qu’il en soit, comme pour les autres pages du reste, d’un état transitoire. Mais un tel état n’est-il pas lui-même ce qui qualifie le mieux l’entier de nos existences ?
À propos de l’écriture
1. Le destinataire
Je parle au papier comme je parle au premier venu (Montaigne)
La question qui me travaille et sur laquelle je travaille ces temps concerne le mode ou la façon d’exprimer mes pensées lorsque j’écris. Comment faire pour que le lecteur que j’imagine et moi-même puissions y trouver notre compte ? Je sais bien qu’en disant cela j’invoque mon désir et que nul lecteur ne m’aidera vraiment à savoir comment lui parler ! Le seul fait de prendre la plume – ici, en voyage, un stylo – pour accompagner et provoquer cette réflexion, traduire ces pensées sur comment transmettre ces pensées, c’est à mon désir conscient et inconscient que je le dois ; que le lecteur le devrait s’il devait y accéder un jour. Cela n’empêche pas que cette question que je me pose le concerne directement puisque, s’il n’en tenait vraiment qu’à moi, ce cher et supposé lecteur ne serait destinataire que de ce que j’ai à me dire à moi-même, à réfléchir pour moi-même, et sous la forme d’écrit qui me convient personnellement pour m’aider à cette réflexion. Le fait même de me poser la question signifie bien que je m’adresse à quelqu’un, ce qui est aussi le sens de toute écriture destinée, dans sa forme aboutie, à une publication quelconque. Ou sinon, j’écris et je brûle ce que j’écris, réflexion faite [parfois des années plus tard], ce qui n’est jamais mon intention à priori.
Comment faire, ainsi, pour joindre mon désir profond de tracer un sens par des mots couchés sur le papier de la façon la plus simple et directe, et ce que je suppose, pressent, expérimente selon ma maintenant longue expérience de la disponibilité du lecteur à bien vouloir accompagner le sens de mes réflexions selon son propre vécu et ses propres pensées ? La façon directe qui me convient le mieux n’est pas, je le sais, la plus prisée de mes contemporains (et même éventuellement d’autres avec qui je le serais), sans quoi les librairies regorgeraient d’essais philosophiques sur le sens de notre existence d’homme, ce qui n’est pas le cas. Les gens aiment qu’on leur raconte des histoires, sous une forme qui éventuellement permet d’aborder ces questions mais de façon indirecte, incidente, je dirai presque en douce, avec le plein de sentiments variés. Ce n’est pas sans raison, car on part toujours des sentiments, sinon on fait de l’intellectualisme ; ou tout au moins court-on le risque d’y rester. Mais le problème, pour moi, c’est que le point d’arrivée seul m’intéresse vraiment, car le point de départ n’est… qu’un point de départ !
Le lecteur aime le vécu, pas le discours désincarné ; et moi, le vécu, eh bien il ne m’intéresse que comme point de départ, précisément. Plus vite je peux le dépasser pour accéder au monde des idées et mieux je me porte. Il y a donc là un hiatus important (aujourd’hui on dirait en bon français un « gap ») avec lequel il me faut composer.
Du reste, au moment où je trace ces lignes, je fais un minimum de concession au plaisir de la langue, du travail sur la langue, sur le style, sur le déroulement même de ma pensée, même si celui qui écrit déroule toujours sa pensée, y compris de la façon la plus encombrée d’histoires de toutes sortes. Je ne sais du reste pas si ce texte est déjà contenu dans un projet d’histoire, partie prenante d’un essai philosophique ou autre au moment où je l’écris. Qu’en adviendra-t-il, je ne le sais pas maintenant. Ce texte m’aide d’abord à réfléchir, puis je verrai, ensuite, s’il peut avoir une autre destination.
Ce questionnement intervient alors que j’ai déjà un certain nombre d’écrits derrière moi, qui sont devant le futur lecteur : ils couvrent différents genres et visent à se compléter, à toucher au vécu et à la réflexion. Mais j’aimerai maintenant trouver une sorte de synthèse entre ces genres, aboutir au livre final – car un jour prochain je n’écrirai plus – par lequel des désirs que je vois pour l’instant comme contradictoires pourraient ne plus l’être.
En juillet 2018
En retrouvant ma plume, je retrouve le plaisir de tracer ces lettres et ces mots, ces phrases et ces paragraphes, d’une manière plus fluide, plus dessinée que je ne peux le faire avec ces satanés stylos à bille qui – même les meilleurs – trouvent toujours le moyen de laisser couler leur encre à moitié sèche sous formes de petits pâtés. Conduire ma plume, il y a peu de choses qui me soient aussi agréables ! Mais ce plaisir, qui a parfois été obsessionnel dans mon existence, est depuis un certain temps intimement lié au désir de développer et de transmettre du sens sur l’existence, ce par quoi je cherche encore pour moi-même la raison de celle-ci. J’imagine qu’il en va de même pour tout auteur et, probablement, au fond, aussi pour tout lecteur.
En même temps, c’est seulement en écrivant pour moi, seul, que je peux m’adresser aux autres. Pendant longtemps, je me suis empêché d’écrire vraiment car il s’agissait d’un acte intimement lié à la question de la reconnaissance. Ne le pouvant d’une autre façon, j’essayais de me faire reconnaître par ma famille et certains proches au moyen de ce que j’écrivais, qui leur était donc destiné. L’écriture pour convaincre. Il s’agissait de me faire reconnaître, de convaincre de ma valeur d’homme et de mon intérêt, au bout du compte de me faire aimer. C’est certainement ma propension à « prendre sur moi » pour ne pas avoir à affronter le rejet et l’abandon, je l’ai réalisé depuis, qui me poussait ainsi à donner à l’autre un tel pouvoir : ne pas lui laisser sa responsabilité – d’aimer ou de ne pas aimer, d’être d’accord ou pas d’accord – tient à la crainte de son rejet que l’on pense insupportable, je l’ai déjà dit de nombreuses fois et de différentes façons.
Écrire vraiment à l’autre, c’est donc lui laisser sa part de désir ou de rejet, d’amour ou de désamour, la respecter, l’admettre à priori, et donc ne pas se laisser influencer par la représentation que je m’en donne. C’est en quelque sorte un appel à écrire librement, sur le fond des sentiments qui sont les miens. Un appel à me faire confiance tout en faisant confiance au lecteur.
Reste que la forme la plus agréable et la plus convenable pour écrire est à chaque fois à déterminer. Mais n’est-ce pas la part la plus jouissive – si l’on ne s’en fait pas un devoir ou une charge ! – du travail d’écriture, avec celle de tracer un sens en conduisant la plume ?
En août 2018
À propos de l’écriture
2. La forme
Pattern Recognition si l’on veut
La question des formes canoniques de l’écriture telles qu’on les recense aujourd’hui – l’essai, le roman, la nouvelle, le récit, etc. – me travaille ces temps à propos de la forme à donner à mon nouveau livre sur « la peur du désir ou : de la guerre permanente et omniprésente » dans laquelle nous baignons aujourd’hui. Le thème s’est progressivement précisé depuis quelques semaines et je commence à voir l’ampleur du chantier.
Je me réjouis de le démarrer et cette ampleur ne me fait pas vraiment peur, mais cela implique pour moi d’aborder cette question de la forme avant de débuter les travaux. Tâtonner un peu n’est pas un problème tant que les visées sont claires. Comme je le dis sur mon nouveau site web, dont la construction a démarré il y a un mois, laisser proliférer est quelque chose qui me convient en ce moment, de bas en haut plutôt que de haut en bas. Je suis donc prêt à appliquer cette méthode avec ce nouveau livre, en cherchant une « autre chose » que les formes fixées par la tradition.
La démarche suppose toutefois un point de départ, et c’est celui-ci que je peine à trouver. Les fois où j’ai commencé un récit, un nouvelle, je ne me suis pas posé cette question, pas plus qu’en débutant un essai, puisque j’entrais dans une forme connue à laquelle mon travail et mes lectures, ainsi que toute une tradition dont j’étais imprégné, m’avaient préparé sans même que je m’en rende compte. Ces formes ne me conviennent toutefois pas cette fois-ci, car cette « autre chose » à laquelle j’aspire représente une forme qui puisse correspondre à une nouvelle adresse singulière au lecteur ; adresse par laquelle je désire être au plus près de mes sentiments, de mes aspirations et de mes idées, en le faisant le plus simplement et le plus profondément possible. Ce n’est, pour l’instant, pas plus clair que cela ! C’est pourquoi j’en dépose la trace en espérant y trouver un chemin.
Le côté didactique de l’essai n’est pas ce qui rend le texte le plus agréable à lire. Mais les circonvolutions romanesques et la recherche d’identification du lecteur me répugnent à priori : on porte souvent au pinacle les clés que l’on laisse ainsi au lecteur, comme si cet apparat altruiste ne constituait pas une façon commode de jeter un voile pudique sur la démission du sens, l’incapacité propre de l’auteur d’aller vers un peu plus de verticalité et de l’assumer, sachant de quoi il parle. J’aime bien la forme de la nouvelle, concise, ramassée, et que l’on peut charger de sens puisqu’elle finit souvent par quelques points de suspension (je pense en particulier à celles d’Hemingway).
Mais le projet de mon nouveau livre devrait étendre la nouvelle à quelque chose et à une dimension qui en feraient autre chose qu’une nouvelle, précisément. Est-ce là un chemin ? Ou alors faut-il une suite de nouvelles – mais avec un fil conducteur assez serré – comme dans Le Décaméron de Bocaccio que je lis en ce moment ? Peut-être la solution tient-elle à une sorte d’écriture automatique, celle de l’inconscient donc, dans un premier temps tout au moins ? Ces questions restent pour le moment ouvertes.
En septembre 2018
À propos de l’écriture
3. Le travail
Chevalets, lutrins
et autres tables de cuisine
Le travail d’écriture, c’est d’abord s’y mettre, et donc avoir un projet, ou au moins une idée en tête (derrière la tête, ou devant, ou autour, la localisation n’étant qu’une métaphore qui nous vient du miroir).
Ce peut être aussi une activité spontanée, comme ça, extraite de ses abysses inconscients. C’est ce que j’ai essayé d’exprimer dans un petit billet de mon nouveau site où je nage comme un poisson dans l’eau du graphisme que j’ai pratiqué autrefois. J’y ai développé – c’est beaucoup dire ! – l’idée que le sens de ce que j’écris vient avec le fait d’écrire, avec l’action ou le travail d’écriture. Si j’essaie d’y réfléchir un peu plus profondément, les situations sont assez diverses. J’ai écrit, qu’il s’agisse d’essais, de nouvelles par exemple, sur la base d’un important travail préparatoire avant la rédaction proprement dite ; j’ai écrit également, essais ou nouvelles tout aussi bien, en ayant très peu élaboré le cadre de travail, œuvrant notamment avec le feeling ou les réminiscences d’écrits antérieurs qui guidaient ma main.
Je dirai maintenant qu’il y a deux aspects qui se dégagent : l’acte déclencheur, le fait de se mettre, de me mettre au travail ; et les conditions préparatoires à ce travail, plus ou moins élaborées. C’est le genre de considération, pour être clair, à laquelle je réfléchis quand écrire est un problème, quand je cherche et que je n’ai pas encore trouvé. Lorsque le projet est là et que je m’y mets, toutes pensées relatives au travail que cela représente, toute méta réflexion à ce propos s’évanouissent aussitôt : je n’en ai plus besoin. C’est pour cette raison que les critiques ne peuvent être que modérément créatifs, puisqu’une part importante de leur capacité de réflexion est absorbée par celle sur l’écriture, comme je le fais en ce moment (je pense en particulier à Barthes, que j’ai apprécié à la fin des années septante, période où je me trouvais incapable d’écrire tout en y aspirant profondément).
L’empêchement du travail d’écriture (*) tient au fond toujours à une critique, que celle-ci soit interne à celui qui écrit ou externe, c’est-à-dire projetée sur le travail de quelqu’un d’autre. Dans les deux cas, il s’agit d’un empêchement de l’acte libre et intimement personnel qui permet le développement de ses propres pensées. La critique interne, soit celle que l’on se reconnaît et que l’on s’approprie, permet seule le dépassement vers la création, à la condition toutefois qu’elle soit accueillie par le moi du sujet qui écrit, et qu’elle puisse donc être pleinement acceptée et comprise. Tant qu’elle ressort d’un surmoi inconscient, elle fonctionne au contraire comme un verrou obstinément tiré.
*
Tant qu’on ne s’y met pas, on croit toujours écrire sous le coup de l’inspiration, comme dit Boris Vian du poète dans ses Cantilènes en gelée (ajoutant « qu’il y a des gens à qui les coups ne font rien » !), et l’on reste donc dans l’attente. L’idée sartrienne du projet, de la détermination de l’action par le projet qui est par définition à venir, devant nous, peut être ici d’un certain secours (à condition de ne pas la confondre avec la fuite de son passé comme il le faisait et dont témoigne son rapport à la psychanalyse).
(*) Travail d’écriture compris ici au sens d’activité créatrice autonome indépendante du commentaire ou de la critique.
En octobre 2018
À propos de l’écriture
4. Le projet
Enquêtes tous terrains
et filatures en tous genres
Je parlais plus tôt, à propos de forme, du projet de livre sur la peur du désir et des guerres qui remplissent notre espace-temps aujourd’hui. Le souci d’en faire « autre chose » que les objets de pensée réalisés jusqu’ici prend peut-être un peu trop de place pour que le projet lui-même devienne l’objet de toute mon attention. J’en fais du reste état en ce moment sur mon site web, suivant en cela mon désir de faire de ce dernier une sorte de work in progress. J’écris facilement et régulièrement des billets et articles de blog, comme j’écrivais souvent et volontiers des poèmes il y a trente ans et plus, lorsque je pensais par ailleurs ne pas être en mesure d’écrire de plus longs textes en prose qui aborderaient directement la question du sens. Je ne me voyais alors pas mettre en chantier un projet d’envergure, alors que j’en ai réalisé aujourd’hui, et qui me donnent toute satisfaction, sous la forme de l’essai, du roman ou de la nouvelle. Qu’un tel projet de livre soit devenu central dans mon existence en terme de temps disponible et dédié, maintenant que j’ai cessé toute activité professionnelle, et alors que j’ai écrit des ouvrages conséquents à côté de mon travail à plein temps, soulève peut-être une question pertinente. Comment ne pas faire d’un projet de nouveau bouquin une fin en soi, mais bien un moyen au service d’une cause dont ce site se veut notamment le reflet : « mener la guerre aux idées reçues », soit, — Questionner le sens de l’existence — Où est la vie et où est la mort ? — Le désir et le rejet (la peur) — L’illusion matérialiste et la réalité spirituelle — La violence qui résulte du déni de l’angoisse de mourir — L’abandon et le néant derrière cette angoisse …
C’est là qu’est le projet. Et tous les moyens sont bons pour en faire état, c’est-à-dire pour servir la cause.
Pour en revenir au projet, ou au chantier comme j’appelle les différents travaux qui ont jalonné mon existence, je me suis résolu ces derniers jours à une approche par agrégations successives. Alors que je croyais faire une pause avec un nouveau texte indépendant sur l’homme et la femme qui aboutirait à une sorte de petit essai, et dont les grandes lignes du développement étaient ainsi fixées, sans que je puisse y aboutir par une sorte de résistance intérieure liée au fond et à la forme, je me suis rendu compte que ce qui était développé là d’une façon personnelle au début, avec un développement philosophique ensuite, constituait en réalité, dans la réalité de mon désir profond, une partie seulement du nouvel ouvrage auquel je m’étais attelé. Je continuais donc ce dernier s’en m’en être rendu compte, et pouvais laisser ce texte sur le masculin et le féminin à l’état d’esquisse, comme une partie à développer ultérieurement, lorsque d’autres parties sur d’autres thèmes (sur le loup pour l’homme, sur l’homme face à son destin) en train d’être mis en place, se rattachant à « La question », auront été aussi élaborés.
Le chantier n’a donc pas été interrompu, il s’est ouvert, cherchant progressivement son périmètre avant que les fondations et l’élévation puissent lui conférer sa verticalité. Car, comme je l’ai écrit ailleurs (rubrique « Livres »), il est question de reconquérir de la verticalité, passant des profondeurs vers une vrai élévation, dans un mouvement continu, et donc de briser les chaînes de la surface et de la superficie, le vernis du monde et des sentiments se repaissant de superficialité.
Je me réjouis donc maintenant, après quelques doutes ces derniers mois, de développer cette nouvelle méthode, pour moi, de travail par agrégations successives [rappel d’un rapport de séminaire universitaire de mathématiques sur la reconnaissance des formes il y a bien longtemps], à la fois en élargissant et déterminant progressivement le périmètre, en creusant les fondations, et en insufflant la verticalité à laquelle j’aspire. N’est-ce pas là que l’appellation de chantier prend tout son sens ?
P.S. Si un seul legs m’est venu de mon frère de sang qui m’a par ailleurs copieusement méprisé ou ignoré, c’est celui du travail sur un chantier de construction qu’il m’a permis d’expérimenter un été (le grutier avait insisté pour que je manœuvre sa grue d’une impressionnante hauteur : la tête des ouvriers quand ils ont dû réceptionner une lourde benne conduite d’une main hésitante au bord du toit de l’immeuble en construction d’où j’aurais pu les précipiter d’un faux mouvement !).
En novembre 2018
À propos de l’écriture
5. L’inconscient
L’angoisse ou la peur, vous le savez,
sont la conséquence d’un désir refoulé
(Groddeck)
Comment parler de l’inconscient ?
Pourquoi, on le sait dès l’instant où on réalise que l’on a effectivement une part de notre pensée qui demeure inconsciente, voilée, progressivement refoulée depuis les premiers traumatismes liés à l’abandon (dès la naissance, donc, et dont témoignent les cris incroyablement anxieux qui nous caractérisent tous). Une telle pensée inconsciente demeure en général soigneusement logée dans des fantasmes ou hallucinations fusionnelles qui visent à masquer cet angoissant sentiment d’abandon que la mort réalisera définitivement, nous plongeant dans le néant. Donc, pourquoi on évite ordinairement d’en parler, ça on le sait ; et, du coup, pourquoi on pourrait en parler – cherchant une autre issue – aussi !
Mais comment ? La question de comment aborder par la parole, seul moyen concevable, et donc consciemment, avec un projet, par un travail, selon une forme particulière, et pour des destinataires singuliers ou collectifs (sachant que la prise de conscience est toujours singulière), – cette question donc de comment transmettre une parole consciente à propos de ce qui demeure inconscient reste posée. Lorsque cette tentative de mise à jour se fait par écrit, l’on ne s’attend pas de prime abord à ce que cela change grand chose à l’affaire. Parler ou écrire, on sait que cela n’est pas tout à fait pareil, mais il reste la constante de la parole, d’abord pour soi, et qu’ensuite on la transmette à ses contemporains seulement ou aussi, éventuellement, à ses descendants.
Si, comme je l’ai noté, l’inconscient est bien cette part de l’esprit humain protégée par l’angoisse de l’abandon ultime de sa présence à soi-même, dont on craint qu’il se réalise avec la mort, on postule qu’il ne peut être relevé de ses fonctions qu’à l’approche de la fin, tout comme il protège, et par analogie, du même abandon à l’origine au moyen de l’amnésie infantile. De façon amusante, on ne pourrait dire le contenu précis de cette inconscience, au mieux et selon mes calculs, qu’en remontant au « mur de Planck » de l’existence humaine, pour chacun, qui se situe par analogie avec celui de l’univers à une vingtaine d’heures après la naissance. En postulant qu’il en aille de même à la fin, pour une durée peut-être équivalente, il ne nous serait possible de traverser cet inconscient que de ce point d’origine à ce point d’arrivée. Et il ne nous serait donc possible d’en parler que par rapport à cet intervalle, ce qui n’est déjà pas rien. L’écrire reviendrait alors à demander à chacun et à chacune, maintenant et dans la suite des temps, de se l’approprier ou de le réfuter. Il y a peut-être une meilleure explication de la place de l’inconscient durant nos existences, mais elle ne nous est à ma connaissance pas encore parvenue.
Plus simplement, on peut aussi ne pas se poser la question, tant il est vrai que l’inconscient comme vécu, peut-être plus encore que comme concept, n’est de nos jours pas plus populaire qu’il ne l’était du temps de Freud, et même de celui de Socrate, ce grand maître de la maïeutique consciente destinée à dévoiler de l’inconscient avec ses interlocuteurs (le premier notamment par le legs de ses écrits, le second par oral, et merci à ses transcripteurs, Xénophon et Platon). Je ne m’essaie du reste à l’écrire qu’à la suite de ces esprits pénétrants.
*
Il ressort de ce qui précède que la psychanalyse, malgré ses bienfaits pour notre existence, ne peut dans le meilleur des cas dépasser ces bornes originaires et finales pour révéler ce que continue à nous masquer l’inconscient. Comme elle s’en approche toutefois dangereusement, la plupart de mes contemporains préfèrent ne pas s’en occuper, et ignorent purement et simplement cet inconscient. J’ai noté à ce propos ailleurs que, tant qu’on ne s’en occupe pas, ce dernier reste le gouffre sans fond qu’on dit qu’il est pour ne pas avoir à nous en occuper ! Et ailleurs encore que, comme le messager porteur d’une mauvaise nouvelle – abandons, violences – est fréquemment pris pour la nouvelle elle-même, et proscrit à ce titre, l’inconscient ne peut qu’avoir mauvaise presse dès lors qu’il porte et contient tout ce qui n’est pas désirable, en oubliant que nous l’y avons nous-mêmes précipité (j’ajoutais du reste que ce n’est certes pas l’esprit de conséquence qui nous anime le plus ordinairement, ce qui en fait une conquête d’autant plus estimable).
La parole qui permet ainsi, au-delà de la psychanalyse, d’aborder résolument et de traverser ces océans d’inconscient, et de dépasser donc la conception purement existentielle de l’origine et de la fin, c’est celle de la raison philosophique. Celle-ci implique des choix, inévitables, se rapportant à l’origine et à la fin spirituelle ou matérielle de notre trajectoire humaine. Freud ne se fait du reste que philosophe quand il donne à l’existence une finalité strictement matérielle, et l’on n’est certes plus alors dans la psychologie. Cette dernière ne peut ultimement nous aider qu’avec les retrouvailles de la véritable confiance en soi (pas le narcissisme, de nos jours si répandu !) qui aide à faire le choix proprement philosophique de la liberté de se situer en tant que spiritualiste ou en tant que matérialiste, et cela dans toutes ses conséquences.
En décembre 2018
À propos de l’écriture
6. L’inspiration
A capriccio e allegro ma non troppo
Ça paraît un peu tarte à la crème : « l’inspiration » de l’artiste, de l’auteur, de celui qui crée quel que soit son projet et son implication dans son travail. L’autre mot est lâché, le travail. On ne peut en effet se faire une idée de l’inspiration correspondant à une « œuvre » ou un ouvrage que par le travail qui l’a produit. On juge toujours sur pièce.
Du point de vue de l’auteur, qu’est-ce donc que cette fameuse inspiration ? Et qu’en est-il pour le lecteur ? Vu que, consciemment, personne n’en sait rien et ne peut en dire quoi que ce soit, on ne peut que faire appel à l’inconscient dont il était précisément question précédemment. Pour l’auteur, pour moi, la source d’inspiration est liée à mon passé, aux événements de mon passé et à leur élaboration. Tout ce qui n’est pas élaboré et qui demeure dans les limbes de mon inconscient participe aussi de cette inspiration puisque dans l’un et l’autre cas ce sont à la base des pensées latentes ou profondément enfouies qui sont à la racine de ce qui m’inspire, de façon travaillée – au sens de travail sur soi – ou de façon sauvage, sans élaboration. Que ce soit dans ce dernier cas seulement que l’on parle en général d’inspiration en dit long sur la considération attribuée à ce pénible travail sur soi que l’on cherche de toutes les manières à s’épargner. Celui-ci provient pourtant aussi toujours d’une inspiration, mais permet justement de l’élaborer. On ne voit du reste pas comment il pourrait en être autrement et comment tout ce passé, d’une façon ou d’une autre, pourrait avoir été rayé de l’existence et avoir disparu au moment où l’inspiration se manifeste.
Est-ce à dire que celle-ci ne s’abreuve qu’aux sources du passé, et que les intentions, les projets, les pensées d’avenir n’auraient pas droit de cité dans l’éphémère et subtile royaume de l’inspiration ? Si je m’en réfère au travail d’écriture, à l’acte d’écrire, au moment même où j’écris, il se passe comme un souffle qui me pousse ou m’entraîne, m’aspire vers ce qui peut sortir de plus profond de moi sans que ce moi soit conscient à ce moment-là. Ou alors il ne s’agit pas d’inspiration mais d’une sorte de travail de copiste. L’auteur qui a déjà toute son histoire en tête au moment où il se met à écrire (je pense à ce qu’en dit Agatha Christie dans ses mémoires) réalise un tel travail de transcription ; cela revient à dire que l’inspiration s’est développée dans la pensée pure, sans support, indépendamment de l’acte d’écrire, avant que ce dernier se réalise. Ce n’est pratiquement jamais le cas pour moi. Inspiration et écriture comme travail et mise en acte sont étroitement liés.
Pour en revenir à la racine de l’inspiration, que j’évoquais en distinguant le passé et l’avenir, l’ancrage dans le vécu de tout ce qui précède le présent de l’acte d’écriture versus l’ancrage (et l’encrage) dans les intentions et les projets, il me semble que l’on ne peut guère raisonnablement les opposer ainsi. Plus précisément, on ne voit pas très bien comment les projets pourraient ne pas être eux-mêmes reliés à tous les vécus et sentiments qui les ont précédés. Que les racines inconscientes de l’inspiration se réfèrent directement à la conception que l’on développe de la finalité de notre existence, cela n’empêche nullement cette dernière de dépendre tout aussi bien de la conception que l’on se fait de son origine. Cela tant il est vrai qu’origine et fin s’impliquent mutuellement, comme je l’ai exposé dans mon livre sur l’évitement de la question de la mort et le refus concomitant de la liberté qui nous caractérisent systématiquement. Mais c’est là une autre question.
En janvier 2019
À propos de l’écriture
7. Le courage
Qui trop peu embrasse mal étreint
Des propos sur le courage là où il est question d’écriture pourront en surprendre plus d’un, après m’avoir à vrai dire surpris moi-même.
C’est en repensant à la remarque d’un ami que j’avais revu à quelques reprises il y a plusieurs années, et à qui j’avais remis un exemplaire de l’ouvrage épistolaire écrit avec un autre ami, où je parlais de la sexualité, que cette notion m’est revenue en mémoire. Il m’avait alors fait remarquer que mes propos sur les différences sexuelles entre hommes et femmes, que l’on cherche aujourd’hui à aplanir si ce n’est à gommer entièrement, faisaient déjà l’objet de nos discussions animées du samedi, jour où nous nous rencontrions à quelques amis pour faire du cinéma. J’en avais volontiers convenu, réalisant toutefois par la suite qu’il y avait une différence notable entre les discussions d’une amicale de fin de semaine et le fait de publier, et donc d’assumer publiquement, des propos qui ne vont pas dans le sens du courant dominant, chez certaines « élites » tout au moins.
Se mettre d’accord en se tapant sur l’épaule ou s’exposer à la critique publique sont deux choses différentes que l’on ne peut ramener si facilement l’une à l’autre. Non que, dans le second cas, l’idée de courage soit bien remarquable car la critique de nos jours, si elle peut toujours conduire à une mise à l’index, plus sûrement encore à une ignorance ou à l’oubli, ne tue plus comme elle eût pu le faire par le passé. Le risque majeur consistant à prendre une position à contre-courant, qu’elle soit tenue sur un sujet philosophique, politique, anthropologique ou sociétal, est celui de s’y voir opposer un pensée réductrice, outrancièrement simplificatrice, ce qui serait un moindre mal si tout discours, toute dispute ou toute discussion n’avait actuellement de chance d’être tenu et écouté – je ne dis pas même entendu – que sous une telle forme.
La critique est en soi une excellente chose, pour autant qu’en réponse à une argumentation étayée, elle ne se fasse pas sur le mode de l’auto-défense à priori, de l’agression préméditée et de la mise au pilori suite à un sommaire procès d’intention. Y a-t-il encore, aujourd’hui, des médias populaires ou même éclairés qui relaient autre chose que des propos dont le format est étroitement surveillé et calibré selon la pensée politiquement et socialement correcte du moment ? J’aimerais le croire mais n’en suis pas convaincu. Il suffit de songer à une prise de position qui refuse de réduire l’être humain à sa seule animalité, je ne dis pas même à trouver des différences irréductibles, ou qui mette en exergue ce qui distingue l’homme de la femme (le contraire, curieusement, passerait déjà mieux) pour que s’enclenchent les modes de pensée et d’agir précités d’une façon immédiatement polémique et réductrice. C’est tout au moins ce que l’on constate en lisant ou écoutant les débats sur ces sujets ou sur bien d’autres encore.
Alors qu’il puisse être question du tabou des tabous, la question de la mort, à part pour dire benoîtement qu’elle représente la fin de la vie (l’idée reçue des idées reçues) et qu’elle nous cause bien du souci quand seulement on se prend par mégarde à y penser ou qu’on y est subitement confrontés, et ce n’est plus le courage qui est en cause, mais bien l’inconscient.
Non qu’il y faille, encore une fois et de façon générale, un courage remarquable, surtout que la distinction entre le dire oralement ou par écrit – les paroles ne s’envolent désormais pas plus que les écrits ne restent – n’a rien de déterminant. Mais quand même. J’ai coutume de me consoler à ce propos en me remémorant les admirables propos socratiques qui définissent le courage comme une science, un savoir, à l’inverse de la lâcheté qui, reculant toujours, confine à l’ignorance.
En mai 2019
À propos de l’écriture
8. Le fond et la forme
Poule, œuf, coq et âne
Il est coutumier de dire que fond et forme sont indissociablement liés, dans les arts en général et pour l’écriture en particulier.
Allant plus loin, nombre de commentateurs affirment, souvent de façon péremptoire, que l’un et l’autre se génèrent mutuellement, comme la poule fait l’œuf et l’œuf peut devenir poule (le coq devant semble-t-il se débrouiller tout seul). Une telle absolue complémentarité, ou dépendance réciproque, qui confine à la symbiose, paraît engager à s’en tenir à ce constat. Pourtant, si l’on se penche d’un peu plus près sur la question, on peut se demander si tout ne dépend pas de ce que l’on entend par là.
À la différence de l’auteur qui conçoit entièrement son projet par la pensée avant de le tracer sur un support quelconque, il se trouve que je pratique la construction progressive dans le courant même de l’action d’écrire. Le développement de la pensée et le fait de la noter sur le papier ou sur l’écran sont chez moi concomitants, sauf bien sûr lorsque je n’ai pas l’intention d’écrire ou de laisser une trace quelconque. Il serait ainsi mal venu de ma part de dissocier pensée et expression, d’autant que j’ai remarqué que lors des exposés ou conférences que j’ai eu l’occasion de prononcer, il en allait de même, parole et pensée procédant l’une de l’autre sans que j’éprouve le besoin de délier l’enchaînement de la poule, de l’œuf, du coq ou de l’âne. Mais l’expression de la pensée est autre chose que sa mise en forme.
Si pensée et expression de cette pensée traduisent un contenu, qui se réfère au fond, et l’on ne voit guère comment elles pourraient ne pas le faire, la question posée ici consiste à se demander en quoi et comment la façon ou la forme que prend ce contenu en serait inséparable. Et c’est là semble-t-il que le fait de savoir ce que l’on entend par une telle indissociable association doit être interrogé. Se situe-t-on du point de vue de la genèse de la production littéraire ou de son résultat ? Considère-t-on la question en tant que créateur ou en tant que commentateur critique ?
En distinguant ainsi genèse et résultat, on peut d’emblée imaginer que la situation puisse être différente, et c’est bien ce que l’on constate en effet.
Les propos couramment tenus à propos de cette fameuse indissociabilité du fond et de la forme émanent la plupart du temps de ceux qui commentent un résultat, d’un point de vue critique qui considère le produit fini, arrivant en quelque sorte tout chaud dans leur assiette sans que la préparation ou les ingrédients n’aient à être séparés de son contenu ; dans un premier temps tout au moins, mais on sait que la première impression est presque toujours décisive.
Il en va très différemment pour l’auteur ou le créateur qui, à bon droit et pour la meilleure des raisons – poursuivre son travail de création – ne se soucie guère de la dégustation commentée qui va préoccuper le critique. L’auteur a pour sa part, en confectionnant son plat, nécessairement choisi à un moment ou à un autre une forme adaptée au fond qu’il tenait à transmettre. Un tel choix peut être plus ou moins conscient mais, sans remettre en cause le lien qui dès lors va s’établir entre cette forme et ce contenu, le seul fait d’avoir procédé à un choix montre assez qu’une autre option formelle aurait pu être retenue pour le même contenu. Et si tel est le cas, alors on ne peut dans la genèse du projet parler d’indissociabilité entre forme et contenu.
Seul le critique est en quelque sorte contraint de voir la chose ainsi, et doit bien se contenter de faire avec ce qui lui est livré. En tant qu’auteur on a envie de dire, l’esprit libre, que c’est désormais là son problème !
En avril 2020
À propos de l’écriture
9. Adverbe ou adjectif ?
Une question nocturne qui en vaut bien cent diurnes
Tous deux réveillés tôt ce matin, et avant qu’elle ne se rendorme, mon épatante épouse m’a posé une singulière question dont elle a le secret, du genre qui illumine régulièrement mon existence ; et ce malgré un début de torticolis et une toux douloureuse qui lui laisse le souffle un peu court, comme il en va pour moi la nuit avec mes apnées du sommeil, subsistance chez nous de vieux traumatismes respiratoires et musculaires qui sont comme les cicatrices et les marques – donc les rappels aussi – d’un passé qui n’est heureusement pas amnésié.
Comme elle n’est pas du genre à se contenter de ressasser des plaintes, et suivant sa passion pour le verbe et la connaissance, elle m’a demandé tout de go, sachant que je viens de terminer l’écriture d’un livre qu’elle m’a dit se réjouir de lire (ça c’est plutôt nouveau, car elle lit en profondeur autant que sur la forme, ne pouvant se contenter de propos superficiels, et je soupçonne cette distance habituelle de résulter de craintes des visions de cauchemar que l’on trouverait dans mes bouquins) :
— Comme écrivain, tu dirais que tu es plutôt adverbe ou adjectif ?
J’ai aussitôt adoré cette interpellation, et c’est notamment à ces moments que je ressens le plus piquant amour pour ma femme, mais ai pris toutefois quelques secondes avant de répondre.
En habile interlocuteur, capable comme tout un chacun de manœuvres dilatoires, et pour me donner le temps de réfléchir précisément à sa question, je lui ai tout d’abord dit qu’avant d’être un écrivain, j’étais surtout un explorateur et un enquêteur sur l’existence et sur la vie – personnellement, je fait la distinction – qui, par ailleurs, écrit pour penser et transmettre le résultat de ses explorations et de ses enquêtes, ce qui au demeurant est tout à fait vrai (je me méfie toujours de tous les fétichismes formels qui délimitent étroitement et qui enferment la pensée dans des catégories soi-disant professionnelles). Puis je lui ai répondu, pensant bien qu’elle m’attribuait plutôt les adverbes et qu’elle-même se situait du côté des adjectifs, ce qui s’est ensuite révélé exact.
Tout en lui répondant, donc, je réalisai que j’utilisais plus volontiers des adverbes car ils me semblent traduire davantage l’idée d’action, de quelque chose en train de se faire, alors que les adjectifs, plus descriptifs, portent davantage à la contemplation. Elle m’a alors demandé si cela ne tenait pas à une (dé)formation professionnelle de chercheur, ce qui a posteriori me paraît une représentation un peu angélique du chercheur qui serait dans l’action plutôt que dans la plus exclusive contemplation (du monde autour de lui, des réponses des enquêtés ou des sujets de ses expériences, des résultats de ses magnifiques analyses); et encore, le mot est flatteur. À quoi j’ai répondu que cela me venait plutôt de l’enfance, durant laquelle j’ai, dans mes meilleurs moments, cherché à comprendre ce qui m’arrivait pour vouloir aussitôt en changer le cours et trouver des solutions. Et il est vrai que, quand j’écris, je dois faire de considérables efforts et penser au lecteur pour prendre le temps de décrire une situation ou d’exposer un problème, ayant tendance, en particulier à l’aide d’adverbes, à mettre en œuvre le plus vite possible le processus de résolution et d’aboutir à des solutions. Je m’en rends compte en général quand je me relis, là où je suis davantage préoccupé de la lecture des autres. Il suffit de considérer les versions successives d’un texte pour s’en rendre compte.
C’est alors qu’elle m’a confirmé qu’elle-même se situait bien plutôt du côté de la description, et que cela constituait une part certaine de son intérêt pour la littérature, ce qui personnellement m’ennuie toujours un peu (à vrai dire, mais à l’extrême, je déteste la profusion d’adjectifs qui m’évoque toujours une apparence de profondeur pour masquer une vacuité de la pensée). Il va sans dire, mais comme toujours mieux en le disant, que le verbe et le substantif représentent la quintessence et traduisent l’âme de toute parole.
Puis je me suis levé, pour tracer ces quelques lignes à la plume.
P.S. En considérant cette question au poids, il est clair que le plateau des adjectifs est normalement plus lourd que celui des adverbes sur la balance de l’écriture ou de la parole. C’est donc relativement, me semble-t-il à première vue, que j’utilise beaucoup les adverbes, qui sont habituellement plus rares dans les textes en général. Et il est probable par ailleurs – hélas ou heureusement – que je ne pourrai que difficilement ne plus y penser désormais, tout au moins en me relisant.
P.S.2. Me relisant, précisément, je constate que l’intuition d’une relation avec le travail du chercheur qui a été le mien autrefois est pertinente à propos de la différence entre action/résolution d’une part, description/contemplation d’autre part, lorsque ce travail est décomposé. Au moment de rédiger rapports de recherche ou articles scientifiques, je m’en suis toujours scrupuleusement tenu à la méthode canonique qui veut que l’on restitue le plus complètement l’objet de la recherche, le questionnement à son propos, les moyens de recueil empirique des données et les techniques d’analyse avant d’en arriver enfin aux résultats et à ce que l’on peut en tirer – que l’on connaît déjà à ce moment-là comme auteur de la recherche. Un tel travail de restitution, qui n’intéresse que le collègue scientifique qui devrait pouvoir reproduire la recherche ou au moins en juger la pertinence, m’a toujours paru d’autant plus pénible que ce sont les processus de résolution et de mise en œuvre de solutions qui m’intéressent par-dessus tout. Et ce trait, en ce qui me concerne, se retrouve dans toute forme d’exposé ou de travail d’écriture, pour lesquels je dois a posteriori produire un effort de décentrement, de description et de définition de mon propos afin de me montrer convainquant, ce à quoi je me sens par ailleurs de moins en moins tenu au fur et à mesure que je réalise la vanité du travail de conviction (on ne croit convaincre que qui l’est déjà au fond de lui-même ; ou on alimente la résistance de qui ne l’est pas). Le lien avec l’enfance, où, chez moi, se sont été éveillés le souci de comprendre et celui de changer le cours des choses dans mon existence, reste bien entendu prépondérant puisque étant à l’origine des intérêts ultérieurs.
En mai 2020
À propos de l’écriture
10. Des influences
Détromper un homme préoccupé de son mérite est lui rendre un aussi mauvais office que celui que l’on rendit à ce fou d’Athènes qui croyait que tous les vaisseaux qui arrivaient dans le port étaient à lui (La Rochefoucauld)
Des multiples influences que l’on peut envisager sur la pratique de tout art ou de toute science, je retiendrai ici celle qui donne forme à l’écriture, ce que l’on appelle aussi l’influence littéraire. J’ai bien sûr été imprégné de multiples façons et à différents niveaux par mes lectures, faisant varier leur intensité et réceptivité – ou conscience – face à ces influences d’autres auteurs; avant même du reste que je puisse me comparer à qui que ce soit en tant qu’auteur, me définissant moi-même ainsi.
Mes lectures ont été variées et j’ai plus ou moins « insisté » sur tel ou tel écrivain – parfois de simples « écrivants » pour reprendre la distinction proposée par Barthes – dont ma connaissance est ainsi plus ou moins approfondie. Sans doute n’aurais-je pas situé non plus lesdites influences de la même façon il y a vingt ou quarante ans, sans compter avec le fait qu’une telle réflexion ne me serait probablement pas même, alors, venue à l’esprit; pas suffisamment tout au moins pour lui donner forme. Toujours est-il que, actuellement, de façon spontanée au départ (il y a quelques temps déjà) et avec insistance aujourd’hui, ce sont deux noms qui me viennent à l’esprit, l’un de mes lectures de jeunesse, et l’autre de ma jeune maturité.
Je retiens comme première influence remarquable celle de Proust. Non pas que les élucubrations souvent obsessionnelles, parfois hystériques, assez régulièrement paranoïaques et bien trop longuement superficielles du brave Marcel aient pu longtemps me captiver dans les salons de Madame Verdurin ou du côté de Sodome et Gomorrhe, encore que ces caractéristiques aient pu ça et là me concerner à l’époque où je le lisais assidûment et ce n’est bien sûr pas par hasard, mais son art architectural et stylistique du texte m’a fortement marqué, comme je pense on s’en rend facilement compte lorsque cela est dit. J’ai très vite été sensible à cette façon de faire s’entrechoquer et rebondir les idées dans le cours de la phrase, permettant de les relier, inclure, exclure aussi dans le même mouvement, provoquant un sens qui diffère nécessairement de courtes phrases juxtaposées. Cela demande, c’est clair, un certain travail au lecteur. Je relis pour ma part volontiers les phrases qui m’inspirent chez les autres, au moment même de la lecture ou à différents moments, et il en va de même avec les textes, même longs, que je peux relire à différentes reprises lorsqu’ils me parlent. C’est donc un travail, qui permet de s’approprier une pensée, serait-ce pour la critiquer ou la réajuster selon le fil de sa propre pensée, mais un travail qui paie s’il est question de réfléchir sérieusement et de façon approfondie, ce qui a toujours été mon intérêt. Ce qu’il en advient et ce qui en reste est non seulement profond mais durable.
Il en va différemment avec les textes simplement informatifs, délassants ou divertissants (même quand auteurs et critiques leur allouent une prétention littéraire), et pour lesquels je peux me satisfaire de phrases plus ou moins courtes et hachées, du type sujet – verbe – complément. J’ai remarqué alors, chez moi tout au moins, que ces lectures du coup plus rapides, plus faciles et peu travaillées laissaient en général sur la durée une faible ou pauvre empreinte, le plus souvent pas la moindre trace, ce qui est souvent cohérent avec les contenus que ces formes d’expression véhiculent. J’ai donc passablement appris sur le plan littéraire avec la lecture de La Recherche, cette tentative si pathétique et touchante de retenir un passé entièrement soumis à la figure maternelle, et dont encore une fois l’architecture du récit et le phrasé souvent musical traduisent si intensément les variations de cette quête éperdue et désespérée.
La seconde influence littéraire qui m’a marqué – et je parle bien toujours d’écriture – est celle de Freud. Le cadre spatio-temporel de l’écriture de ce cher Sigismund est lui aussi très particulier. Il induit un cheminement de la pensée qu’il convient tout autant de travailler pour en goûter le suc. Ce cheminement se déroule presque toujours sur deux registres : celui de ce qui est dénoté, expliqué, démontré tout d’abord, parfois de façon très directe ou alors sur un mode plus elliptique et allusif mais d’un accès manifeste pour qui s’intéresse à la pensée et aux sentiments humains; et cet autre registre d’expression, ensuite, connoté celui-là, et qui n’apparaît que si l’on fait avec lui le travail d’analyse, subjectif ou, mieux, intersubjectif, qui seul permet de comprendre ce qu’il veut dire en laissant ainsi une part du sens en latence. Tout se passe comme s’il nous octroyait le niveau de dénotation, avec superbe ou parfois, rarement, un peu de suffisance, nous disant entre les lignes que si nous ne sommes pas fichus de travailler un peu le sujet, comme sujet, pour saisir l’objet dont il est question, nous ne méritons guère de conquérir ce qu’il nous lègue, en père exigeant mais pas hautain, cherchant à nous tendre la main en humaniste qu’il était. Il s’agit de vouloir accéder à la compréhension de ce qu’il nous livre de son expérience et de sa pensée pour goûter pleinement de sa sagesse ou de son ironie (celle que l’on trouve notamment dans sa correspondance).
J’ai toujours apprécié la force de celui qui ainsi fait un pas dans notre direction en nous demandant d’en faire un nous-mêmes pour nous constituer comme sujets, dépassant l’assujettissement et la passivité de qui voudrait picorer un savoir sans s’impliquer lui-même. Il y a de la grandeur dans cette exigence, et c’est parfois après plusieurs lectures de cette œuvre que je connais pourtant bien – en passant donc par le travail personnel d’analyse sur les pivots de la résistance et du transfert (*) – qu’il m’est arrivé de me dire: « mais bien sûr, c’est cela qu’il voulait dire et que je comprends maintenant ». Ceci en précisant que je ne parle que de son impeccable psychologie, car le peu d’énergie et d’inspiration qu’il a concédées en fin de vie à ce qu’il appelait avec dédain les spéculations philosophiques lui ont bien retourné, tel un boomerang, la pauvreté de sa pensée et de ses conceptions sur ce plan-là. Il suffit de songer à sa lecture étonnamment superficielle de la religion occidentale (en fait de la seule religiosité), omettant de surcroît entièrement celle des philosophes grecs, pays dont il admirait surtout l’architecture et la statuaire. Mais qui lui jettera la pierre à ce propos vu ce qu’il a apporté pour de vraies et profondes joies dans le cours si difficile de l’existence?
En notant enfin que, là aussi, une telle influence littéraire peut se remarquer chez moi lorsque cela est souligné. Et il y en aurait bien sûr d’autres, mais ce sont certainement les deux principales.
(*) Loin précisément de l’assujettissement à la sorcellerie hypnotique qu’il a rapidement dépassée, celle qui mène directement et uniquement à du contenu inconscient, s’épargnant le chemin pour y accéder librement, donnant tout pouvoir au sorcier qui peut ainsi se gratifier de son statut de guérisseur-miracle et ne se fait en général pas faute de le suggérer.
En décembre 2020
À propos de l’écriture
11. Les notes de bas de page
Prendre des notes, et aussi en jouer
Au moment de composer ce petit articulet sur les notes, ici celles de bas de page, j’ai bien hésité quant au fait de le publier sous la page « Ecriture », comme c’est finalement le cas, ou sous celle « Réflexions typographiques » qui lui est adjacente (au sens géométrique de ce dernier terme). Quand j’ouvre un livre, en particulier un essai où je m’attends à en trouver, c’est en effet la configuration typographique de ces notes qui me saute tout d’abord aux yeux. Leur apparence physique les distingue immédiatement du texte qui figure au-dessus, par leurs corps, plus petit, leur interligne, en général un peu plus serré, parfois par leur alignement, aujourd’hui aussi par ce ridicule et superflu bout de filet séparateur qu’imposent les traitements de texte ordinaires. Il y en a par ailleurs peu ou beaucoup, elles sont brèves ou développées, parfois à l’excès quand il faut parcourir plusieurs page pour les lire jusqu’au bout. Conférant une apparence particulière au contenu ainsi présenté, la fonction typographique est alors immédiatement signifiante.
Si je me suis résolu à développer ma réflexion sur la présente page, où il est question d’écriture, c’est précisément parce que le travail même d’écriture est directement concerné par le fait qu’un texte comporte ou ne comporte pas de notes de bas de page. Je précise aussitôt que je parle de textes qui en réclament, comme les essais, et non de ceux qui n’ont à priori aucune raison d’en comporter, tels les contes ou les romans, ou encore de ceux qui ne sauraient les éviter, les notes se référant au travail d’édition, voire de traduction, plutôt qu’au contenu lui-même. Il peut s’agir aussi d’un procédé original et créateur d’une réaction inattendue, ainsi qu’il en va par exemple d’un poème qu’il m’est arrivé d’affubler d’une telle note, mais oui. Dans le cas qui nous occupe, décider d’inclure ou de ne pas inclure ces notes implique donc une modification de l’acte même d’écrire.
Autant le dire sans ambages, j’essaie dorénavant autant que possible de me passer de ces appendices qui alourdissent les textes, ce qui ne simplifie pas toujours la tâche. Le recours à leur utilisation est souvent une facilité en ce qu’il dispense de se demander comment inclure dans le corps même du texte une idée ou un précision que l’on dépose alors au bas de la page, telle précisément une note que l’on prendrait en cours de travail pour ne pas oublier un point particulier. Avec l’expérience, on en arrive très rapidement à ce compromis et à son usage (parfois frénétique) qui consiste à ne pas négliger l’idée ou la précision en question, en la déposant là, tout en lui permettant sans trop de dommage d’être sautée par le lecteur pressé. Ne pas céder à une telle facilité, qui peut parfois se justifier, implique un travail supplémentaire au cours de l’activité d’écriture, car il s’agit alors de décider d’intégrer ce contenu au texte – pourquoi, comment, où et à quel moment – ou alors d’en faire purement et simplement le deuil. Dans mon dernier essai où j’ai réalisé ce qui était pour moi une prouesse, il va sans dire que le lecteur ne s’apercevra pas même de l’absence de toute note en bas de page, et c’est tant mieux.
En avril 2022
Nota Bene. Pour la première fois dans cette série et sur cette page, j’ai délaissé de façon tout à fait spontanée l’écriture manuscrite préalable dont je m’étais fait une sorte d’exercice, littéralement une « prise en notes » à la plume, pour écrire ce texte directement dans l’éditeur de contenus du site où il est déposé. Peut-être cela traduit-il une recherche, actuelle, de raccourcis, ou encore la tentative de me passer, elle aussi actuelle, d’un objet qui m’est particulièrement cher.
À propos de l’écriture
12. Portée et limite
Une plaisante pirouette socratique
L’importance conférée à l’écriture dépend des individus, des milieux sociaux, des époques. Comment pourrait-il en être autrement ? D’un regard historique surplombant, et sur la longue durée, il est toutefois manifeste que le fait de garder une trace écrite de la pensée humaine a progressivement gagné en importance (quantitativement tout au moins).
Je ne distingue pas ici les diverses fonctions de l’écriture – de la trace d’une pensée qui vise à donner du sens au simple pense-bête – car elle peuvent toutes se ramener en dernière analyse à l’articulation entre poser une pensée pour celui qui écrit et la laisser à l’autre qui éventuellement la lira. La question que j’ai brièvement soulevée dans l’introduction de mon livre sur la mort revient à se demander ce qui fait que les hommes ont transcrit leurs pensées sur un support quelconque plutôt que de les transmettre par une seule parole orale. Ma réponse tient à la distance, que celle-ci se situe dans l’espace ou dans le temps. On peut aisément considérer que, dans les sociétés de grande proximité, il est en effet plus facile d’échanger en toute confiance que la parole adressée à autrui sera non seulement entendue mais transmise aux autres et aux générations successives sans qu’il soit besoin d’en garder trace pour s’en souvenir. Je précisais encore que, du point de vue de la confiance dans les relations humaines, l’écriture ne traduirait ainsi pas un progrès mais une régression vers le doute. On écrirait pour être sûr de se souvenir, donc parce qu’on en doute, ayant créé des conditions d’existence et des sociétés de grande distance géographique et historique qui s’éloignent de cette proximité et de cette confiance. Disant cela, je n’ai pas hésité à me situer comme héritier de la civilisation de l’écrit, et donc d’un certain sens du doute et du besoin de témoigner – à soi-même et aux autres – par ce moyen. J’ai encore ajouté que c’était vraisemblablement cela qui faisait que l’écriture m’aidait à penser.
Dans un certain sens, Socrate ne dit pas autre chose dans son dialogue avec Phèdre tel que nous le rapporte Platon. Lui qui n’a pas laissé d’écrits, hormis la traduction de certaines fables d’Ésope quelques temps avant sa mort, il évoque précisément avec ce disciple la question d’écrire ou de ne pas écrire. La partie de ce dialogue qui y est consacrée commence du reste par un commentaire sibyllin sur le fait que si nous ne pouvions savoir quelque chose par les anciens – ceux qui savent, dit-il –, devant le trouver par nous-mêmes, nous ne nous soucierions semble-t-il pas même des croyances de l’humanité. La question de la transmission serait-elle ainsi subordonnée au fait que nous ne soyons pas capable de penser par nous-mêmes ? C’est tout au moins ce que cette interpellation semble suggérer, et que la suite paraît confirmer.
Cette suite du dialogue convoque, par la parole de Socrate évidemment, un curieux échange entre Theuth, divinité égyptienne, et Thamous, pharaon régnant. Le premier est déclaré découvreur non seulement des nombres, du calcul, de la géométrie, de l’astronomie, mais surtout de l’écriture. D’un façon quelque peu renversante, et avec un culot certain, celui-ci, qui dit au roi de communiquer ces arts aux Égyptiens, est apostrophé par ce dernier en particulier à propos de l’écriture, répondant à l’argument de la divinité selon lequel cette écriture permet de fournir plus de savoir, plus de science et plus de mémoire au peuple : « Ô Theuth (…), autre est celui qui peut engendrer un art, autre celui qui peut juger quel est le lot de dommage et d’utilité pour ceux qui doivent s’en servir. Et voilà maintenant que toi, qui es le père de l’écriture, tu lui attribues, par complaisance, un pouvoir qui est le contraire que celui qu’elle possède. En effet, cet art produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant, en effet, leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte de remémoration (…) ». On peut noter au passage que Phèdre ne manque pas de souligner avec ironie l’aisance de Socrate à composer selon son bon plaisir des histoires égyptiennes ou de tout autre pays pour servir son propos.
Ce qui vient ensuite indique que c’est par l’enseignement direct, oral, que s’acquière la science, plutôt que « en entendant parler des choses », sous-entendu par les écrits, et étant donné que tout ce dialogue du Phèdre débute par le rouleau écrit d’un discours de Lysias que Phèdre apporte à Socrate pour en recevoir le commentaire.
De façon amusante, et semble-t-il en prêchant pour l’orateur qu’il est lui-même, notre père des philosophes précise encore : « Quand, une fois pour toutes, il a été écrit, chaque discours va rouler de droite et de gauche et passe indifféremment auprès de ceux qui s’y connaissent comme auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire; de plus, il ne sait pas quels sont ceux à qui il doit ou non s’adresser. Que par ailleurs s’élèvent à son sujet des voix discordantes et qu’il soit injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est capable ni de se défendre ni de se tirer d’affaire tout seul. » En suivant Socrate, le seul discours doté d’une âme est ainsi celui qui est transmis de manière vivante par celui qui sait, qui possède la science du juste, du beau et du bien, et qui seul peut être appelé du nom de philosophe.
Que ce soit pour s’aider à penser, pour dépasser le doute que l’écriture transporte certainement mais dont la traduction écrite n’empêche pas d’y dire la confiance qui peut lui succéder, ou encore pour transmettre aux autres générations ce qu’elles voudront ou non en prendre, il me semble que l’on ne peut négliger l’empreinte de cette pensée socratique que nous en a laissé Platon, et cela précisément par ses écrits. Sans quoi Socrate serait plus ou moins resté dans son siècle, au moins avec toute l’acuité et tous les développements de sa pensée dont l’oralité ne serait pas parvenue jusqu’à nous.
J’ajoute finalement, par ailleurs et à l’autre extrême, que le fétichisme moderne et contemporain pour l’écriture et les écrivains – en une sorte de mystique de l’auteur et de son lecteur que l’on entend fréquemment chez les libraires et les animateurs d’émissions littéraires, mais encore chez les critiques et chez certains auteurs qui aiment à s’en gargariser – peut aussi expliquer la persistante manie (*), comme en un retour de boomerang, consistant à créditer entièrement Platon l’écrivain de ce que l’on soustrait ainsi à Socrate lui-même, le discoureur des places publiques, ce qui ne serait certainement pas venu à l’idée du disciple rapportant la parole de son maître (son autre rapporteur Xénophon nous montre assez que le style ne change pas le contenu, tout en lui donnant une inflexion bienvenue). Il est vrai que l’on apprécie en général modérément ceux qui soulignent ainsi nos doutes et nos incompétences, mettant en évidence le besoin de recourir à des béquilles pour nous aider à penser.
(*) Dont j’ai donné la raison fondamentale ailleurs.
En juillet 2022