En cette période de pandémie où les politiques tranchent sur ce qui « ouvre » ou ce qui « n’ouvre pas » pour toutes les manifestations de l’espace public (et conditionnent jusqu’à la sphère privée des individus et des familles), une situation peut servir d’exemple, dans le cas des sports d’hiver, pour illustrer le propos concernant le nivellement. Les médias nous apprennent que les grands pays de l’arc alpin pour lesquels ces sports, le ski en particulier, restent des activités culturellement et économiquement relativement périphériques (France, Italie, Allemagne) ont décidé à ce jour de fermer les installations dans les stations pour les fêtes de fin d’année, alors qu’à l’inverse les petits pays au cœur de ces Alpes pour lesquels cette activité est centrale en hiver, Suisse et Autriche, choisissent de les laisser ouvertes. Cela pose évidemment aussitôt la question des régions frontalières.
La première réaction côté stations françaises, dans les Alpes savoyardes, a été de montrer en exemple la décision des autorités helvétiques pour critiquer celle des autorités de leur pays. Venant d’un peuple dont le côté fréquemment revendicateur réchauffe par rapport à la froide et si fréquente soumission de ceux dont le premier réflexe est de se coucher devant toute autorité, cette réaction m’a paru revigorante. En y pensant, nous avons probablement tous imaginé le réflexe contraire qui aurait aussitôt dénoncé la décision suisse comme source d’une concurrence déloyale, justifiant ipso facto ou admettant implicitement celle des autorités de leur pays. Un tel réflexe est si souvent prépondérant qu’il me paraît bienvenu de le questionner un instant.
Sans me prononcer ici sur la bonne attitude face au dilemme santé versus économie que propose la pandémie, puisque encore une fois il ne s’agit que d’un exemple servant à illustrer le propos, j’ai vu dans ce choix toute la gamme des situations qui relèvent d’une alternative entre nivellement par le bas ou, au contraire, nivellement – sortie dit-on aussi – par le haut.
Un autre exemple, plus typique et répandu, me vient alors à l’esprit. Après avoir travaillé dans le secteur privé, j’ai effectué la plus grande partie de ma carrière professionnelle dans la fonction publique. J’ai à ce dernier titre participé à bien quelques manifestations et même grèves pour seulement maintenir ou éviter une dégradation trop drastique des conditions économiques et sociales des rapports de travail. De telles luttes ont encore récemment fait l’objet de commentaires de divers milieux à l’occasion d’actions des employés de ladite fonction publique genevoise. L’on y a vu à l’œuvre encore une fois cette fameuse question du nivellement, qui emprunte toujours à la méthode comparative.
Ceux du secteur public qui peuvent plus difficilement être licenciés, afin de favoriser une application non partisane de leur activité au service des citoyens, osent plus facilement faire valoir leurs droits et prétendent en outre montrer le chemin pour plus de justice sociale, pendant que ceux du secteur privé dont la situation d’embauche et le statut professionnel sont plus précaires se permettent plus difficilement de contester des décisions le plus souvent unilatérales ou âprement négociées à propos de leurs conditions de travail. Ces derniers ont alors devant eux le choix relevé précédemment à propos de l’ouverture des stations de ski : soit ils montrent en exemple les salariés du public pour maintenir leurs propres conditions de travail, soit ils les dénigrent pour ne pas être comparativement encore plus désavantagés.
Les autorités ne se font en général pas faute de mettre en exergue ces avantages ou désavantages comparatifs pour justifier un nivellement par le bas, évoquant à ce propos de la solidarité de la part des mieux lotis envers les autres, surtout par temps de crise. Il est piquant de voir que ces mêmes autorités politiques se couchent par ailleurs d’autant plus facilement devant les entreprises et organismes financiers qui génèrent les crises – avec ou sans virus – qu’elles et ils sont puissants, multinationaux de préférence, et prétendent ne rien pouvoir y faire (*). On constate alors que l’invocation d’une soi-disant solidarité pour améliorer leur propre bilan relève dans le meilleurs des cas de la lâcheté, ou alors du plus parfait cynisme. Du point de vue des concernés, réclamer à son voisin de renoncer à un avantage pour le ramener vers sa propre pauvreté, et que ce voisin l’accepte, cela n’a rien de solidaire en effet. C’est en réalité l’expression même de la soumission devant le pouvoir appliqué contre les salariés, se faisant le relais de l’injustice générée par le système en vigueur.
Être solidaire suppose un minimum de conscience permettant le libre-arbitre. En se situant du côté de ce qui ouvre à du mieux afin d’y accéder (en luttant évidemment, car cela ne tombe pas tout cuit dans la bouche), ou au contraire du côté de ce qui fait subir du moins bien pour que tout le monde s’y résigne, on fait évidemment, comme toujours, un choix proprement politique.
(*) Voir le résultat de la toute récente votation sur la responsabilité de ces entreprises où c’est le contre-projet alibi concocté par des politiques complices – leur porte-parole, comme disait justement Dick Marty – qui l’a emporté dans les urnes.