Histoire de sexe et de genre

Dans une situation où la controverse paraît clairement monter en puissance après un bref intermède absolutiste, et avec dans ce cas une perspective historique, anthropologique et psychanalytique, un ouvrage a été récemment proposé à l’édition :

Un sexe qui fait mauvais genre

Essai sur le désir et l’identité sexuelle à partir des réalités physique, symbolique et imaginaire

Le propos, critique sur l’emprise récente de la notion de genre, ne traite pour une fois ni de cas particuliers vécus dans le seul émotionnel, ni de grandes catégories ciblées a priori, mais présente une vue existentielle sur la question sexuelle et de l’identité, en abordant de front celle d’un désir — devenu de prime abord suspect — qui puisse concerner tout un chacun ; une vue, en un mot, raisonnée.

Le  S Y N O P S I S  en est le suivant :

S’il est une question taboue dans la vie des individus – hormis celle de sa mort bien entendu – c’est celle de sa sexualité. Elle marque pourtant d’une empreinte si profonde et durable tout parcours existentiel qu’il paraît difficile d’en faire véritablement abstraction, sauf à le vouloir délibérément. C’est ce que l’on semble avoir réussi à faire depuis assez récemment avec la nouvelle mise en évidence du genre, devenu omniprésent dans l’espace public, dans le contexte d’une indifférenciation sexuelle à priori qui semble tenue comme remède à l’inégalité.

Du sexe et du genre, on glisse constamment de l’un à l’autre dans le langage courant actuel, depuis à peine une ou deux décennies, passant du sexe constaté (le « bon » et le « mauvais » : celui de la femme et celui de l’homme, ou celui auquel je m’identifie ou auquel je ne peux au contraire pas m’identifier) à ce qui serait une définition personnelle, celle du genre, que par essence l’autre ne peut pas connaître et donc reconnaître puisqu’elle est strictement intime. On demande donc seulement à cet autre de l’approuver, lui signifiant que, sinon, il le réprouve ; le questionner est déjà suspect. Surtout, l’on n’a pas besoin de se faire soi-même une représentation de cet autre pour une telle définition puisqu’elle ne se réfère pas à lui, que l’on n’en a pas besoin ; évidemment pas physiquement, mais pas symboliquement non plus puisque cette symbolique décrit un monde qui n’est pas indifférencié. C’est dire qu’une telle définition peut être choisie d’une façon pleinement imaginaire. Par là, on voit également la visée de ceux qui entretiennent une telle confusion entre sphère intime et sociale pour que les exigences de la première – demeurant dans le narcissisme – puissent correspondre à une soi-disant évidence dans la seconde et s’y imposer : là où autrui existe sans qu’on ait besoin d’en tenir compte comme objet de désir. Il est facile de voir à ce propos que, par définition, une telle exigence de reconnaissance sociale ne peut pas se réaliser sans restreindre soi-même la prétendue liberté d’une définition strictement intime et personnelle, pouvant qui plus est évoluer au fil du temps dans l’imaginaire le plus exclusif. C’est probablement ce qui explique qu’une catégorie « autre », des plus disparates, soit jugée nécessaire, sans que personne ne puisse définir ce qu’elle recouvre autrement que par une énumération qui serait censée fonder une « nouvelle sexualité » ; mais qui ne peut être définie que contre celle qui a prévalu jusqu’à nos jours. On le constate, la confusion entre vie intime et sociale, entre libre détermination absolue et besoin de reconnaissance d’autrui, entre réalités physique, symbolique et imaginaire, est alors à son comble.

Expliquant la rapidité avec laquelle une telle notion est entrée récemment en force dans les diverses sphères de la société, en particulier médiatique, on peut considérer deux bénéfices extraordinairement puissants qui en ont facilité l’accès. Le fait, en premier lieu, de ne pas avoir ne serait-ce qu’à envisager d’entrer directement dans les profondeurs de la sexualité et de ses tabous, qui est pourtant dès la naissance enracinée dans le support corporel et sa réalité physique autant que dans la relation à l’autre avec sa différence effective (et non seulement générique). Et puis, second bénéfice peut-être encore plus déterminant, celui consistant à ignorer les conflits précisément présents dans toute relation, conflits si difficilement surmontables et en tout cas incontournables de l’existence et de la condition humaine, y compris donc dans le cadre de la sexualité, de la relation de couple en particulier, ce que ceux qui s’y confrontent réellement savent au fond très bien. Sont ainsi explorés dans cet essai les liens entre, d’une part, une nouvelle volonté unanimiste qui diabolise les conflits tout en les entretenant, et qui montre par là qu’elle ne supporte pas la violence fondatrice de notre être au monde (celle-ci étant sciemment confondue avec le passage à l’acte – physique ou verbal), et, d’autre part, un refus de l’incomplétude et du manque dont notre Hilflosigkeit originelle constitue le tragique tout autant qu’elle réclame le besoin de prendre cette réalité à bras-le-corps.

Il importe d’y ajouter la nécessité, pour entrer plus profondément dans la vie concrète des personnes, de considérer les rapports réels avec les géniteurs ou parents à l’origine, ce que certains s’ingénient au contraire à éviter de toutes les façons, suivant la voie régressive actuelle qui en fait dans les discours de l’espace public symptomatiquement son, mon ou votre « papa » ou « maman », avec qui les conflits les plus sérieux sont soigneusement évités. C’est à l’origine — et in fine — de là que découle un transfert sur les autres et le monde extérieur qui deviennent les objets des plus violents ressentiments, comme on le constate tous les jours, bien en deça et au-delà des violences effectivement passées à l’acte et justement condamnées. Si il paraît possible de surmonter l’enfer du largage originel et du sentiment d’abandon qui y correspond, mais aussi le purgatoire de la dépendance que l’on fait tout pour prolonger l’existence durant, alors, au-delà du besoin de protection infantile, la porte peut être grande ouverte au désir. Mais c’est un autre travail que de rester dans son imaginaire personnel partagé dans les médias.

Le propos est ici élargi et approfondi dans la mesure du possible à tout ce qui constitue la sexualité vécue, remettant à l’honneur un désir devenu à priori suspect. Cette sexualité, telle qu’envisagée, comprend l’imprégnation de la masculinité et de la féminité, la portée de la différenciation versus indifférenciation des individus et des sexes, les rôles respectifs de l’hédonisme, du narcissisme et de l’autarcie libidinale, les violences entre hommes et femmes dans le cadre du couple et, d’abord, la violence « tout court » dans nos existences, le corps physique, symbolique et imaginaire, les rôles de la bisexualité individuelle et à la fois de l’incomplétude sexuelle inhérente à la condition humaine, la visée reproductive et générationnelle de la sexualité. Le propos porte encore sur les identifications originaires, la question de la maturité ou immaturité sexuelle, les relations de couple, une inévitable ( ?) guerre des sexes, la fabrication des générations dans un imaginaire hédoniste, le patriarcat et le matriarcat, les rôles protecteurs attribués l’existence durant aux pères et aux mères, pour en arriver au largage originaire et à son besoin de protection — mais aussi de vengeance ! — contre l’abandon relatif à ce tragique existentiel qui nous concerne tous. Il est enfin question de la transmission de parents à enfants, du rôle du phallus comme totem et de son insupportable fantasme de toute-puissance, et, finalement, au-delà de la sexuation de l’existence, d’une sublimation véritable de la sexualité et du dépassement décisif du besoin de protection infantile.

Vaste programme au premier abord, mais dont les liens entre ses diverses composantes sont plus faciles à filer qu’il n’y paraît à leur simple énoncé. Toutes se rattachent en effet à la question centrale des représentations autarciques imaginaires qui ignorent l’incomplétude humaine et son manque, ainsi qu’au rapport véritable à autrui inévitablement articulé avec la violence propre à notre humaine condition, celle qui relève de cette fameuse Hilflosigkeit originelle, et qui ne peut être simplement contournée comme on le fait aujourd’hui de la façon la plus régressive.

Je considère finalement qu’on doit aux nouvelles générations un débat ouvert et contradictoire à propos de sexualité, fondé sur le questionnement de toutes les idées reçues, les plus anciennes comme les plus modernes. Ces générations ne devraient pas avoir à se contenter des discours clos, des affirmations péremptoires, des anathèmes jetés à la figure de ceux qui ont un autre point de vue, et de la soumission à quelque idéologie que ce soit, assénée telle une nouvelle vérité éternelle qui n’aurait pas à être questionnée. Elles auraient tout à gagner à pouvoir se situer sur la base d’une mise en avant des divers points de friction, qui puisse notamment venir des générations qui ont été inscrites dans l’histoire depuis un certain temps, ainsi que le veut cette contribution. Ce sont, en effet, ces générations sur le déclin qui ont immanquablement participé à constituer cette histoire récente et qui sont par conséquent à même – certes loin de la paresse démagogique à l’honneur – d’en donner la raison.

Lausanne, en février 2024