Un monde de brutes soi-disant libre

Il ne manque pas de personnalités qui font éclater le cadre de leur fonction et de leur environnement, pour le meilleur ou pour le pire. Distinguer ces deux catégories se fait en pratique plus ou moins intuitivement, mais non sans raison, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’illustrer en évoquant les gentils et les méchants dans un autre de ces billets.

Ceux qui nous présentent « le meilleur » pouvant nous réjouir sans qu’il soit besoin de chercher plus loin, ils ne nécessitent à priori pas de réformes ou d’efforts particuliers, d’instruction ni de jugement. Il ne me semble pas utile de chanter leurs louanges ici, tout en étant reconnaissant du bien qu’ils nous font. Avec le souci de changer pour le mieux, autant que faire se peut, je me concentre comme souvent sur « le pire », qui lui justifie au contraire une lutte pour le mettre tout d’abord en lumière. Il s’agit ainsi d’éclairer précisément les points de friction et de rupture qui risqueraient d’échapper au citoyen distrait ou trop préoccupé.

Les personnalités qui agissent en dictature politique, on le sait, font régulièrement sauter tous les cadres de leur action, ou simplement les façonnent à leur convenance, comme on le voit actuellement en Russie et en Chine avec des dirigeants qui s’arrogent éhontément tous les pouvoirs pour servir leur mégalomanie galopante. On s’y attend même à vrai dire, et le surprenant serait de les voir agir avec davantage de scrupule, sinon de doigté. Nous n’avons du reste aucun doute sur le fait qu’ils sont à combattre avec toutes les armes de la raison, et aussi avec conviction.

Dans le milieu plus discret de la grande entreprise en pays dits libres et démocratiques, là où liberté rime trop souvent avec droit de piller la planète et ses occupants, il est moins évident de mettre en lumière de tels personnages sans scrupules – en lumière puisque l’envers du décors abrite les habituels coups bas, y compris ceux de poignard dans le dos. Ces personnes se présentent en effet plus rarement sous les projecteurs médiatiques. Les exceptions à une telle discrétion se font pourtant peu à peu plus nombreuses, avec la perte progressive de toute inhibition, et sont incarnées par des potentats de même acabit que les précédents et qui, venant du monde des affaires, se mettent eux aussi sur l’avant-scène politique. Nul besoin de préciser à quelle caricature d’ancien dirigeant mégalomane de l’auto-proclamée plus grande démocratie du monde je fais allusion ici.

Peut-être Elon Musk se rapprochera-t-il encore d’un tel « modèle » en briguant un jour l’une ou l’autre investiture politique, puisque c’est lui qui s’illustre aujourd’hui ? C’est en tant qu’homme d’affaire privé qu’il se contente pour le moment de brutaliser ses employés au vu et au su de tout le monde. (Donald Trump ne jubilait-il pas lui-même sadiquement de virer des employés fictifs dans une émission de téléréalité de son crû, avant sa présidence du pays, nous laissant parier sur le fait qu’il se contentait de reproduire dans ce cadre ses pratiques quotidiennes.) De son côté, le big boss le plus en vue du moment, à peine arrivé à la tête du média social dont Trump a été viré à son tour, met d’un seul coup à la porte la moitié des collaborateurs qu’il dirige. Il fait pire encore avec ceux qui ont échappé à cette première charrette, en plus brutal et en plus cynique. Il leur pose individuellement par courrier interne ni plus ni moins qu’un ultimatum : soit se donner « à fond, inconditionnellement (sic) », soit partir, de son plein gré évidemment, avec quelques heures pour vider les lieux. Pour ceux qui resteraient, il leur demande de s’engager à « travailler de longues heures à haute intensité », ajoutant que « seule une performance exceptionnelle vaudra une note suffisante » ! Hormis la possibilité qui existe ici de s’enfuir à toutes jambes, mais à quel prix, les règles ont-elles jamais été différentes dans les camps de travail de la pire espèce ?

Faire sauter les cadres de tout droit et de toute morale en maltraitant ainsi une quantité de personnes sous ses ordres – dans un pays où, il est vrai, le droit du travailleur se réduit pour l’essentiel à se taire et à chercher un autre emploi précaire ailleurs –, cela s’appelle en bon globish international de la tyrannie. Si celle-ci ne va pas jusqu’à liquider physiquement les individus, elle en prépare généreusement le terrain. Quand le mépris le plus complet peut s’exprimer sans contrevenir à la loi, que reste-t-il en point de mire en effet sinon la loi martiale, en vigueur dans d’autres pays qui l’ont ou non officiellement décrétée ?


P.S. Dans la toute chaude actualité encore, et si l’on ne craignait que la procédure s’enlise comme souvent, on serait tenté de se rassurer un brin sur la démocratie états-unienne en découvrant la dernière annonce du ministre de la justice. Celle-ci nous apprend que le procureur spécial qu’il vient de nommer pour superviser les investigations visant l’ancien président est actuellement procureur spécialisé dans les crimes de guerre. L’insurrection prônée et soutenue par Donald Trump, et qui a donné lieu à mort d’hommes, mériterait indubitablement d’être rangée dans cette catégorie, plus précisément dans le registre de la guerre civile, qu’elle ait là aussi été ou non déclarée officiellement.