C’est à propos de la « dictature de l’insignifiance » [ voir cet article ] que j’ai souligné le mépris pour la recherche de sens que certains expriment de diverses manières, et en particulier par cette affirmation péremptoire selon laquelle c’est le chemin seul qui serait intéressant, et non son point de départ et d’arrivée. Je reconnaît volontiers une aversion particulière pour le snobisme de ceux qui, prenant un air faussement inspiré, lancent tout de go une telle formule dont on peut parier qu’ils n’ont pas entamé le début d’une réflexion sur ce qu’elle peut véritablement signifier. Mais il est vrai que le simplisme de l’occultation volontaire recèle des motivations profondes que le snob cherche précisément à éviter; et il est certain que, contre cela, on ne peut rien. Il ne paraît pourtant pas très compliqué de voir que cheminement et aboutissement sont deux états différents et complémentaires dans tous les domaines de l’existence, dont on ignore l’un ou l’autre que d’une façon purement abstraite et contraire à la plus élémentaire observation.
Dans la production industrielle, et plus généralement dans celle de biens ou de services, on nomme cela « processus-produit » avec la sécheresse et le froid rationalisme qui caractérise ce monde particulier mais qui ramène à un peu de réalisme physico-chimique. De façon plus agréable et sensible à mon goût, à la fois plus légèrement et profondément, nous sommes bel et bien chacun de nous personnellement concernés au premier chef par cette question du cheminement dans notre existence et de à quoi celui-ci aboutit, même si les étapes de ce parcours ou les résultats auxquels nous parvenons ne nous sont parfois que difficilement perceptibles et que nous devons donc y travailler.
J’ai eu à cet égard l’occasion de m’exprimer dans une correspondance avec un ami à propos du fait que nos choix seraient, nos existences durant, illimités ou infinis, ce qui suggère que les démarches n’ont pas forcément à aboutir à des résultats puisque ceux-ci ne peuvent pas l’être. J’y précisais que « Les choix que nous effectuons ne peuvent en fait être abstraits ou illimités qu’en théorie, et surtout quand ils sont sans objet. Dans la réalité de nos existences ils portent toujours sur des objets concrets, et c’est ce qui fait qu’ils ne sont pas illimités. De façon décisive, et la plupart du temps, ils sont au bout du compte binaires. Il suffit de penser au Yin et au Yang, aux « contraires » d’Héraclite, ou plus simplement au fait de décider d’aller ou de ne pas aller à un concert, d’aller skier ou pas, de réaliser ce qu’on désire le plus ou pas… ou, plus philosophiquement, au fait que l’origine et la fin de toute chose serait matérielle ou spirituelle. On ne va pas plus ou moins à un concert, plus ou moins skier, on ne réalise pas plus ou moins un projet (ou alors ça devient un autre projet), et origine et fin de toute chose ne sont pas plus ou moins matérielle ou spirituelle, avec une gamme infinie de choix possibles. »
Un tel fantasme de processus ou cheminement impliquant des choix infinis ou toujours possibles, ce qui revient au même, s’oppose directement à la solution-résolution effective de problème à laquelle on aboutit (*) et qui, par définition, exclut le terme de ce choix qui n’est précisément pas choisi — sans quoi il n’y aurait ni choix ni solution. Il s’agit donc de ne pas confondre le processus ou cheminement, qui permet les hésitations, les essais-erreurs, les allers et retours, avec ce qui, au bout du compte, aboutit à un choix nécessairement exclusif. Il n’y a que dans le monde théorique de Schrödinger que le chat peut être à la fois mort et vivant, même si sa démonstration est bien amusante.
On peut penser de nos jours à ceux qui se prétendent sexuellement non binaires, qui s’installent dans ce fantasme de non appartenance au masculin ou au féminin ou aussi bien à l’un qu’à l’autre, et qui prétendent s’y maintenir sans que personne n’ait encore pu comprendre quel pourrait bien être, quant au résultat, le troisième terme de l’alternative (**). Pour prendre encore d’autres exemples plus ou moins triviaux, chacun sait que l’on inspire ou qu’on expire (jamais les deux à la fois, et sans autre terme possible à l’alternative dans le domaine de la respiration), de même que l’on chante ou pas (on ne peut faire les deux en même temps pas plus « qu’autre chose » dans le registre du chant), ou encore qu’on conduit un véhicule ou qu’on ne le conduit pas (on n’est pas semi-conducteur, sur-conducteur ou Dieu sait quoi), etc. On entend du reste tous les jours parler de ce déni de réalité comme si cela était le plus normal du monde, loin semble-t-il de percevoir que cela relève de fantasmes de choix infinis ou éternellement possibles et dont les résultats seraient alors considérés comme pas vraiment intéressants ou nécessaires à prendre en compte, là où l’autre et le désir de l’autre sont subordonnés à un indépassable narcissisme. Cette mise en exergue d’une soi-disant non binarité est en fait consubstantielle du refus de choisir au terme d’un processus, ce qui maintient dans l’illusion de rester dépendant d’un choix qui ne nous appartiendrait pas ou que nous n’aurions pas à nous approprier. C’est, au fond, une position – bien dans le ton de l’époque – d’éternels enfants soumis aux avatars d’un sort imposé par Maman nature ou Papa dieu (la première de préférence au second), comme j’ai déjà eu à différentes reprises l’occasion de la mettre en évidence pour montrer ce qui en résulte.
L’ironie de l’histoire est que ce sont précisément ceux qui restent ainsi dans la dépendance d’un choix final dont ils décrètent qu’il ne relèverait pas vraiment d’eux qui prétendent être libres… de ne pas choisir. Curieuse conception de la liberté. Dans ce sens, ils rejoignent en réalité le grand nombre de ceux qui couvrent cette soumission finale par rapport à la destination de leur existence d’un voile de chimère, à l’abri d’un non choix, se réfugiant dans la plus funeste inconscience de celui qu’ils font quoi qu’il en soit, mais sans s’intéresser au fait de savoir si ce sera à leur profit ou à leur détriment. Belle occasion gâchée en vérité !
(*) Dans le cas d’une démonstration mathématique, on a beau se réjouir de « l’élégance » d’un cheminement qui emprunte les sentiers les plus hardis ou les plus directs, c’est toujours la solution qui intéresse au bout du compte.
(**) Que la prédominance du masculin ou du féminin chez l’individu se complète de caractéristiques secondaires de l’autre sexe, on le sait depuis maintenant assez longtemps. Quant à un prétendu « troisième sexe », qui peut-être réalisera l’autarcie parfaite sans plus besoin de l’autre, le différent, celui qui n’est pas soi, on attend encore de voir comment il va se concrétiser.