Le dynamiteur et l’incendiaire

Depuis mon retour de vacances début août, j’assiste aux morts de différentes personnes et personnalités qui me sont plus ou moins proches et qui m’affectent plus ou moins. Depuis celle de mon voisin de pallier, un homme de cœur bon comme le pain, qui connaissait les vins comme sa poche et les diffusait avec plaisir, et celle du grand Sempé sur qui j’ai fait un autre billet ici, en passant par une figure britannique tutélaire consensuellement maternelle bien révélatrice de l’époque et à propos de laquelle on glose jusqu’à plus soif pour cette seule raison, deux cinéastes francophones (mais au total plutôt romands, et même lémaniques), ainsi  qu’une vieille tante contemporaine de la précédente, ont comme on dit passé de vie à trépas ces derniers jours. Je passe sur la tante du côté maternel, qui réveille en moi de pas très glorieux souvenirs familiaux relativement récents ou très anciens, laissant à ceux qui ont de bonnes raisons pour cela les éloges funèbres de circonstance. C’est ainsi aux deux réalisateurs de cinéma que, sans les connaître personnellement, je lève haut mon verre aujourd’hui.

Pour des raisons différentes, ils m’ont été proches à un moment difficile de mon existence par leur apport et, maintenant, par leur legs. Je parle bien sûr d’Alain Tanner et de Jean-Luc Godard.

Le premier a marqué mon adolescence par sa vision critique d’un coin de pays qui me pesait à moi aussi. L’insistance des gens d’ici à nier les malaises, à supporter les pesanteurs d’une voix résignée, à proférer constamment des « il faut bien » et des « c’est comme ça » là où je n’aspirais qu’au désir de changer, il l’a transposée de son regard à la fois en hauteur et au ras du sol, avec une caméra suspendue qui ne se contente pas d’arpenter des surfaces mais trace, de façon légère aussi bien qu’imposante, la verticalité dont notre âme peut enfin jouir quand elle se saisit des situations sans fard. « Charles mort ou vif » et « La salamandre » sont à mes yeux les manifestes poétiques incendiaires qu’il nous fallait à ce moment-là, comme plus tard « Les années lumière » lorgnant vers une quête de transcendance. J’y puisais pour ma part une illustration de cette essence qui nous engage et pour laquelle on s’engage dans l’existence, par une recherche et une conquête qui me paraissaient si difficiles à cet âge, loin de cette foutue résignation, mais aussi loin des prétentions de ceux qui dégustent l’art avec le dos de la cuillère, déjà gavés d’une âme pour laquelle ils ne consentent à demander, l’air inspiré, qu’un supplément ! Alain Tanner était de la trempe des casseurs de béton et des idées toutes faites dont notre temps semble avoir encore si urgemment besoin.

Il y a aussi le dynamiteur, que je garde pour la bonne bouche, celle qui apprécie la longueur des crûs qui passent les décennies et les récoltes avec constance dans une si grande variété de nuances, de textures, de robes et de profondeurs. Il nous a abreuvé jusqu’à aujourd’hui ou presque, toujours se renouvelant, et ce n’est pas son moindre mérite. J’ai véritablement découvert Jean-Luc Godard lors de séances de la Cinémathèque suisse quand celle-ci était encore animée par le pourfendeur Freddy Buache, dans l’aula de l’école lausannoise de Béthusy. C’est avec Godard que j’ai appris le grand danger que représentait le cinéma comme art, mais avec la grâce de l’humour. Depuis les frères Lumière – qui, comme il le disait, auraient peut-être changé la face du cinéma s’ils s’étaient appelé Abat-jour –, ce danger concerne l’identification à et la projection dans l’image à l’origine, puis plus tard au et dans le son dont il a compris toute l’importance trop souvent inaperçue. Cette identification, donc, est à la fois celle qui nous transporte et celle qui aussi nous leurre lorsque nous croyons être dans ce à quoi nous nous identifions et dans quoi nous nous projetons, ne pouvant alors faire retour en nous-même pour y comprendre quelque chose. Il sut donc dynamiter cette perception des deux super sens de la vue et de l’ouïe dans lesquels nous nous berçons de l’illusion de la présence pleine et entière au monde et surtout à nous-même, empêchant la critique radicale d’une telle présence qui ne peut ainsi qu’être aliénée. Non content d’allumer sa mèche, il fut aussi un révélateur de sens au-delà des sens, par cette destructuration précisément, loin de toute complaisance technique ou narrative faite pour nous couper le souffle plutôt que pour nous en donner. Et cela tout en questionnant encore et toujours ce rapport au monde, aux autres et à soi.

« Last but not least », je relève enfin la sensation de correspondance avec des origines familiales douloureuses que je ne soupçonnais pas (celles de Godard, mais surtout celles de son alter ego Truffaut mort il y a bien plus longtemps), comme il en va si souvent de ceux dont les questions cherchent dans la profondeur les fondations permettant de s’élever. Les autres, ceux qui n’ont jamais connu la douleur et les violences avec autrui, le prétendent, qui se cantonnent dans les faux-semblant affectifs dégoulinant de confiture, qui ne savent pas le sentiment d’être largués au monde avec la peur de ne pouvoir s’y retrouver et la souffrance qui en résulte – et qui bien sûr s’en délectent, ceux-là ont depuis longtemps cessé de m’intéresser. Merci donc à ces révolutionnaires qui ont pris sur eux de « réaliser », et ainsi de donner, nous gratifiant d’une existence de véritables créateurs.