Les apprentis dictateurs

Le fait divers ne justifie en soi pas qu’on s’y appesantisse tant il apparaît fruste et au fond aberrant. Il a pourtant été si largement commenté, sous nos cieux tout au moins, qu’il doit bien traduire quelque chose de notre époque et de ses préoccupations. Je veux parler de cet épisode d’une poignée de spectateurs qui parviennent à interrompre un concert en se disant dérangés par le fait que les musiciens arborent une coiffure relative à une autre culture ! Ces « dérangés » dénonçaient ce qu’ils appellent une « appropriation culturelle », les médias reprenant aussitôt ce terme sans semble-t-il savoir vraiment qu’en penser. Essayons donc précisément d’y réfléchir, sortant un instant de la torpeur intellectuelle et de la confusion du temps présent.

Au cours des années soixante et septante du siècle dernier, au temps de ladite révolution sexuelle, culturelle, sociale, politique, principalement de la jeunesse qui venait historiquement d’émerger sur le devant de la scène, on aurait parlé de référence ou d’emprunt culturel, peut-être même d’hommage, ce que les médias auraient repris tout aussi bien (*). Ou, plus simplement, on n’en aurait pas parlé du tout, tant les échanges culturels venaient alors majoritairement en avant-plan, avec un nouveau regard décomplexé qui sortait enfin de toutes les chapes de plomb des périodes précédentes, celles qui essentialisaient la culture occidentale dominante au détriment du reste du monde, en particulier des régions colonisées. On pouvait enfin passer d’une culture à l’autre sans tabou, librement, pour chacun, au profit de tous, sans essentialiser ni les unes ni les autres de ces cultures, ce que les nouvelles générations d’alors ne se sont pas privées de faire. Qui aurait songé au milieu des sixties à reprocher au Beatle George Harrison de jouer du sitar indien avec des cheveux longs dans le cadre de la nouvelle musique anglo-saxonne ? Il introduisait à ce que l’on a nommé depuis la « world music », se rapprochant d’une culture pour la comprendre avec ses maîtres – Ravi Shankar en l’occurrence – et la partager avec l’occident, lui le citoyen de ce qui était encore l’empire britannique colonisateur des Indes vingt ans tout juste auparavant. Par cet exemple on voit le progrès alors accompli, ce qui met aussitôt en exergue, par opposition, la régression actuelle de quelques énergumènes dont il convient d’interroger le passage à l’acte. Il ne fait guère de doute que ceux qui disent aujourd’hui ce qu’il faut faire et penser voueraient aux gémonies une telle « appropriation » (qu’ils le fassent effectivement, avec leur revisitation personnelle de l’histoire, n’est du reste probablement qu’une question de temps).

Ce qui est remarquable et révélateur, dans ce signe de changement d’époque, c’est la posture adoptée par ceux qui décrètent « être dérangés », soi-disant au nom d’autres qu’eux-mêmes dont ils se font sans la moindre légitimité les porte-parole (**). On pourrait penser de prime abord que seuls les concernés sont en mesure de dire ce qu’il en est de leur point de vue, et éventuellement évoquer ce qui pourrait alors s’apparenter à une dépossession. Il serait temps, dans ce cas, d’en discuter vraiment. Dans une logique à somme nulle en effet (je vais y revenir), qui dit appropriation d’un bien ou d’un trait culturel implique sa dépossession pour celui qui en est au départ le détenteur exclusif. Et c’est bien cette représentation de l’idée de « possession-dépossession » versus « apports réciproques » qui est au cœur de la question qui nous occupe.

Dans une logique de jeu à somme nulle, donc, telle que nous la décrit la théorie des jeux, celui qui gagne quelque chose le fait nécessairement au détriment de cet autre qui le perd, comme il en va dans toute comptabilité: « ce que tu gagnes je le perds »; « je jouis, moi, de te dominer, toi ». Avec une telle logique, ce qui est dans la colonne des gains et des pertes doit au final se compenser pour arriver à zéro. On sait à quel stade du développement cela se réfère en psychanalyse, celui de la contre dépendance et de ses chantages inconscients, stade qui succède à la dépendance orale exclusive dont la somme est négative pour le sujet dépendant comme pour le donateur « obligé ». Celui qui se met dans cette posture de contre dépendance n’a à ce moment là rien à apporter, il ne fait que réclamer et exiger, exerçant ce qu’il croit être son nouveau pouvoir sur son entourage, et reste ainsi en réalité dans une dépendance à autrui dont il imagine s’extraire par ses bravades. Ce n’est qu’au stade suivant, celui de la génitalité, que l’on peut entrer dans le jeu à somme positive, celui qui permet un apport réciproque en tenant compte de l’altérité et de la complémentarité qu’elle permet au bénéfice des deux partenaires. Encore faut-il pour cela tenir véritablement compte de cette altérité et non plus utiliser autrui au profit de l’affirmation de soi.

Avec l’exemple précédent, celui de la musique indienne, la richesse des échanges entre Ravi Shankar et George Harrison a donné lieu à une nouvelle créativité en plus d’une vraie amitié. Et ce ne sont pas les exemples de véritable altruisme du même genre qui manquent, comme il en va de nos jours également. Dans le cas du concert récemment interrompu, au contraire, le diktat de quelques individus se prétendant les défenseurs d’une cause a interrompu des musiciens qui exerçaient leur art et a privé la grande majorité des personnes présentes du concert qu’elles étaient venues écouter. Au-delà de la sidération, cela ne devrait-il pas apparaître clairement comme une insupportable violence ? Apparemment pas ! On remarque pourtant que, dans le premier cas, on se situe au stade génital du don et du contre-don, à l’exemple des peuples premiers qui le pratiquaient couramment (***), et dont l’origine se trouve dans le désir de l’autre et de la recherche d’une collaboration et de la réalisation d’un projet commun. Dans le second, on en reste au stade sadique-anal du rejet et du refus (corrélatif du besoin de se faire valoir soi-même en emmerdant les autres), tel qu’on le voit à l’œuvre chez les dictateurs professionnels qui pullulent aujourd’hui, et dont l’origine se trouve chez l’enfant qui, n’arrivant pas à construire son propre château de sable, se contente de piétiner celui du voisin. C’est ainsi que certains s’érigent en apprentis dictateurs sous couvert et avec le prétexte, comme souvent, du miroir aux alouettes des fameux « bons sentiments » et d’un altruisme débordant, tout au moins de la défense d’une « juste cause » unilatéralement définie et décrétée indiscutable.

Une minorité qui impose sans discussion possible sa loi à la majorité, toutes les dictatures ont hélas commencé ainsi dans le cours chahuté de l’histoire. Quant à la majorité qui accepte tant bien que mal les diktats d’une poignée d’individus résolus, elle n’a pour sa part jamais manqué de rendre possibles de telles dictatures. On le voit d’autant mieux quand des voix de cette majorité s’excusent et se justifient devant les prétentieuses injonctions, activant une culpabilité dont on sait qu’elle circule de façon sournoise par tant d’occurrences affectives – venant de si loin, à l’origine pour se protéger de rejets jugés insupportables, préférant « prendre sur soi » – dans la vie des individus.

À l’heure où ces diktats sur ce qu’il faut faire et penser se multiplient dans toutes les directions, cela ne devrait-il pas donner à réfléchir avant que la situation géo politico relationnelle de nos sociétés ne dégénère encore un peu plus ? Et n’est-il pas temps de retrouver quelques repères en la matière ? J’en suis pour ma part convaincu, mais souhaiterais vivement entendre aussi ces autres voix qui ne baissent pas pavillon devant les outrances prétentieuses de petites minorités tapageuses et irascibles; ne serait-ce que pour sortir, au moins à l’occasion, de la torpeur et de la confusion.


(*) Ou on aurait alors évoqué une telle situation par une expression critique exactement contraire. Dans le film de Brian de Palma « Hi Mom! » (1970), il est question de l’impératif « Be Black! », extrême lui aussi, lors de scènes représentant des Noirs qui intiment aux Blancs de se peindre en noir pour mieux se rendre compte de ce que représente leur condition. Aujourd’hui les « Black Faces », ou grimage en noir, ce que l’on voit dans ce film, sont à l’inverse considérées comme la dernière insulte aux États-Unis, dans le sens de la mouvance qui nous occupe où la censure constitue le premier réflexe (la fameuse cancel « culture »). On voit par cet exemple qu’il ne saurait être question de comparer des bienfaits ou méfaits de différentes époques et générations de façon unilatérale.

(**) On devrait se poser aussitôt la question « qui sont-ils, ou pour qui se prennent-il ? », mais il se trouve que les médias ne semblent guère s’en préoccuper.

(***) Ainsi que l’anthropologue Marcel Mauss l’a il y a longtemps déjà dépeint et expliqué.


PS. Voir aussi à propos de cette question un plus bref et plus ancien billet traitant de « la nouvelle censure » dans un même contexte de gentilles petites tyrannies diverses et variées.