Il faut lire et relire, voir et scruter les subtils textes et les malicieux dessins de l’opus « L’information consommation » du grand Jean-Jacques Sempé qui vient de décéder. C’est un chef-d’œuvre.
Je sais bien que l’on n’en entend guère parler et qu’il est de bon ton, à l’heure de sa mort, de célébrer principalement les nostalgies familiales et infantiles du charmant « Petit Nicolas ». On évoque aussi le dessinateur humoristique des nombreux albums centrés principalement sur nos manies et nos tics, toujours avec ce dessin qui se veut hésitant dans le trait, rendant une sorte d’évanescence, mais dont les traits d’humour traduisent de fermes convictions. Dans tous les cas, il importe effectivement de prendre le temps de scruter ces dessins, et leur rendu est toujours aussi pénétrant après moult relectures.
Dans l’album en question, publié en 1968, le traitement intime, révélateur de nos peurs et de notre recherche de grégarité souvent inconsciemment ridicule, ce traitement intime donc se met cependant en lien avec une première apogée (*) de la société de consommation et des médias déjà omniprésents qui gouvernent les foules. Celles-ci, dans ce cas particulièrement bien mises en évidence, se massent comme jamais derrière la moindre idée reçue leur permettant de se rassurer. Les textes, souvent abondants, y sont significativement plus importants que dans d’autres albums. L’effet est dévastateur.
Je ne prends ici que trois exemples qui pourront peut-être donner envie à ceux qui ne le connaissent pas de découvrir ce morceau de bravoure dans son intégralité.
- Une extraordinaire double page voit un petit quart inférieur rempli, en légère contre-plongée, d’immeubles-tours massés les uns contre les autres d’une façon évocatrice à la fois de la massification des habitats et de l’anonymat qui y correspond. Le reste est rempli, mais alors rempli, de textes qui sont autant d’adresses que l’on suppose destinée à des auditeurs et des téléspectateurs, passant par des ondes aériennes. Les titres, dessinés avec de grandes lettres arrondies et enchâssées à la mode psychédélique du jour, sous forme de slogans, sont suivis en petits caractères d’interminables apostrophes mélangeant indifféremment la publicité et les dialogues les plus cul-cul avec les auditeurs. L’effet est ici saisissant, surtout si l’on prend le temps de lire en détail cette masse imbriquée. Et il n’est pas très difficile de transposer tout cela dans les médias actuels, avec aujourd’hui une démultiplication – permise par la bien nommée toile – que l’on serait en peine de traduire si facilement par le dessin.
- Dans la même veine, un alignement de colonnes de voitures vues de face, avec les visages fermés des uniques conducteurs occupants de leur véhicule, est surmonté de phylactères superposés trois par trois en reproduisant les mêmes colonnes, avec les mêmes textes répétés par la même radio à propos d’un animateur bien connu de l’époque : « Ah, voilà Maurice! notre cher Biraud, notre Tonton Bi-bi, Bonjour Bi-bi » ; « Qu’est-ce qu’on lui fait à Bi-bi? » ; « Une bi-bise, une grosse bi-bise à Bi-bi ». La démultiplication est ici d’autant plus convaincante que la situation est tout à fait banale, et fait d’un coup prendre conscience de l’aliénation de la situation : solitude, non-communication, tout en subissant au même moment les mêmes âneries répétées sans fin. De nos jours, bien des âneries ont de plus une forme multiple et variée, propres à chaque chapelle qui se les répète dans son entre-soi, tels des mantras qui ne souffrent pas la discussion. Pas facile dès lors de dire où la bêtise est la plus crasse!
- Dernier exemple. Dans l’énorme hall d’un salon littéraire se trouvent disposées à quelques mètres d’intervalle, vues de face, trois tables avec des auteurs attendant leurs lecteurs pour une séance de dédicaces. Il n’y personne aux deux premières tables, dont l’une porte en panneau le titre de l’ouvrage « La foule » et l’autre « 700 millions de chinois ». La troisième, en revanche, est envahie d’une foule compacte qui fait la queue pour « Les minorités sexuelles ». Difficile de mieux montrer en quoi l’intimité sexuelle concerne et intéresse profondément chacun et chacune, quelle que soit son orientation, bien avant l’aliénation de masse et l’exploitation humaine dans le cadre des rapports de force géo-politiques. Pas difficile ici de dire de quoi la plupart des médias se font en permanence l’écho encore aujourd’hui.
Sans être contenu dans le livre en question, je ne peux m’empêcher d’évoquer enfin un autre des ineffables dessins de cet auteur prolifique dont la perspicacité psychologique avait fait sur moi forte impression lors de l’enfance de ma propre fille. On y voit comme souvent deux très petits personnages à l’air pénétré, devisant dans un décor qui, si je me souviens bien, représente une bibliothèque aux dimensions évidemment impressionnantes. L’un de ces personnage confie à l’autre (j’en avais noté le texte de mémoire peu après l’avoir vu) : « — Ma fille aînée va publier un livre où il ressort que, contrairement à beaucoup d’artistes, j’ai été un père très présent et attentionné. Il en ressort aussi que cette présence attentive a contribué à la faiblesse de mon œuvre littéraire, ce qui, socialement, la perturbe beaucoup. » Voilà un humour dont l’acuité des injonctions contradictoires est bien faite pour m’enchanter encore des années plus tard. Merci Monsieur Sempé.
(*) On en a connu d’autres depuis cette époque héroïque.