On sait la particularité française consistant à voter non pour une représentation parlementaire des partis d’où un président est issu mais, à l’inverse, à élire d’abord le président, puis à décider de la répartition politique du parlement dans un second vote. Cette étrange façon de faire peut donc conduire à conforter l’orientation présidentielle ou à lui opposer une majorité parlementaire dont le gouvernement viendra proposer sa propre politique, laissant au chef de l’État-ce-n’est-plus-moi les orientations les plus générales et les moins décisives dans la vie des citoyens, ainsi que la politique étrangère. Dont acte.
C’est ainsi que l’a voulu Charles de Gaulle avec une personnalisation de ladite cinquième République taillée à sa mesure, comportant donc deux votes distincts (dans un ordre ou dans l’autre). L’idée est bien celle d’un système présidentiel, mais qui doit dès lors s’accommoder parfois de ce qu’il est convenu d’appeler gentiment une cohabitation avec l’adversaire politique. Cela s’est vu à plus d’une reprise dans les dernières décennies, et apparemment personne n’en est mort même si c’est évidemment très contrariant pour le monarque, pardon pour le président. Après tout, cela donne un pouvoir certain aux citoyennes et aux citoyens qui peuvent vouloir déléguer celui-ci de deux façons différentes selon les prérogatives présidentielles ou gouvernementales. Il faut, pour ce faire, se déplacer pour deux élections (*). Et, à entendre des sondés de la majorité prévue d’électeurs qui n’iront pas voter, c’est précisément là que le bât blesse.
Encore essoufflés par le premier vote présidentiel (à deux tours, tout de même), et bien que râlant très souvent contre un président des riches qui ne paraît proche que d’une petite minorité de la population (ceux qui ont de la fortune, par exemple), ils comptent bien… ne pas se rendre aux urnes, même si cela leur permettrait en l’occurrence d’élire indirectement un gouvernement qui serait plus en phase avec leurs préoccupations de « petit peuple ». Des arguments entendus de jeunes ou de gens de condition modeste – ce sont d’ailleurs souvent les mêmes, il ressort qu’ils n’ont pas suivi la campagne électorale, qu’ils ne sont au courant de rien, ou alors simplement qu’ils ne voient pas l’intérêt de retourner voter deux mois après la première élection !
C’est la raison pour laquelle j’ai failli intituler ce billet « une mémoire de poisson rouge », rapport à la formule qui dit que celui-ci ne s’ennuie jamais puisque sa capacité de mémoire de trois secondes est nettement moindre que le temps qu’il lui faut pour faire le tour de son bocal. Cela n’aurait vraiment pas été agréable pour nos amis d’outre Jura, d’autant que ne se dément pas, à mes yeux tout au moins, la sympathie qu’inspire un peuple de râleurs et de contestataires par rapport à un autre si souvent soumis aux lobbies qui infiltrent adroitement les institutions, ce dernier les défendant parfois bec et ongles contre ses propres intérêts, de ce côté-ci du Jura.
Tout de même. Laisser un président gouverner tout à son aise – dans l’intérêt de la nation, dit-il, puisque lui sait précisément qui se cache derrière cette entité parfaitement abstraite – alors que beaucoup critiquent dans la rue et dans les médias sa politique de banquier arrogant (**) ne paraît imaginable vu de Suisse que pour le soutien à cette dernière profession très populaire. Pour ce qui est de l’entraînement au vote, et même si un essoufflement d’une majorité d’abstentionnistes se fait sentir ici aussi, nous sommes clairement et définitivement hors compétition et revendiquons du reste le titre de champions du monde sans même avoir besoin de concourir. Précisons tout de même pour les profanes que cette abstention-là prend place dans un contexte de votations qui ont lieu tous les trois mois environ, donc quatre fois par année, chaque année et avec à chaque fois trois ou quatre objets (initiatives ou référendums) impliquant la vie directe des citoyens pour lesquels on est censé se documenter avant de se faire une opinion et de voter. L’entraînement est donc bien là, et une bonne dose d’endurance pour cette course de fond est évidemment indispensable.
Ou alors il faut prendre la chose d’un tout autre point de vue, celui de l’anarchisme qui se projette hors de toute organisation sociale, en suivant l’immense poète qui s’en faisait notamment le héraut, lorsqu’il nous confie :
« Ils ont voté, ils voteront, / Comme on prend un barbiturique, / Et ils ont mis la République / Au fond d’un vase, à reposer. / Les experts ont analysé / Ce qu’il y avait au fond du vase; / Il n’y avait rien, / Qu’un peu de vase. » — Léo Ferré
À méditer, non ?
(*) Puisque le sacro-saint dimanche aux urnes n’a pas encore fait place au vote par correspondance des pays modernes, ce qui semble bien fait pour favoriser l’abstention.
(**) À rapprocher d’un certain Napoléon Bonaparte au demeurant (car on ne voit pas très bien ce que Jupiter vient faire là), lui aussi largement soutenu par la grande bourgeoisie d’affaire contre les véritables révolutionnaires pour le petit peuple dont il s’était habilement débarrassé afin de satisfaire son ambition personnelle et sa soif de richesses. Pour information, la « Banque de France » voulue et réalisée par lui était un établissement purement privé, au service de ceux qui la lui avaient instamment réclamée.