Un gentil petit scandale si helvétique

Dans ce pays, on sait que l’on n’apprécie guère les têtes qui dépassent. Les originaux qui se battent pour plus de justice autrement que dans les discours de cantines ou par de petites mesures bien consensuellement calculées et soigneusement limitées sont rarement bien vus. Si les personnalités qui incarnent ce courage de se battre en dénonçant haut et fort les injustices présentent de surcroît la caractéristique encombrante de transcender les clivages politiques, cela devient un vrai casse-tête. Que ce soit dans le panier de crabes des étiquetés politiques, surtout, mais aussi dans l’espace médiatique qui le suit si souvent docilement à la trace, baignant dans la politique la plus politicienne plutôt qu’en abordant le fond des choses, on se demande très vite qu’en faire. Par ailleurs, distinguer clairement ce qui se pratique effectivement de ce qui se clame sur les toits requiert un effort de lecture des situations concrètes auquel on a vite fait de renoncer. Un tel renoncement n’est donc pas l’apanage du seul pékin se défoulant sur ses réseaux préférés, mais bien des politiques et de leurs suiveurs des médias professionnels. Savoir quoi faire avec le courage et le sens de la justice qui bouscule tout ce petit monde devient ainsi une vraie question.

On le voit avec ce qui arrive à Dick Marty en ce moment. Cet homme d’une grande stature morale, internationalement reconnu, dont le courage et la persévérance le disputent à la modestie, en laisse apparemment beaucoup dans la perplexité la plus coupable. Dans un système si prompt à tout passer à la moulinette de l’insignifiance – quand ce n’est pas du discrédit – au service d’une prétendue paix des ménages, privés ou publiques, du ménage fédéral en l’occurrence, il existe heureusement encore des journalistes qui investiguent avec une conscience professionnelle aigüe et avérée.

Comme nous l’apprend la radio télévision suisse – RTS par un reportage d’Anne-Frédérique Widmann, notre ancien procureur, conseiller d’État, sénateur, mais surtout rapporteur du Conseil de l’Europe sur divers scandales du temps présent, dont les fameuses prisons secrètes de la CIA, Dick Marty donc vit sous haute protection policière depuis fin 2020 (voir ici l’article résumant le reportage); oui, il y a seize mois déjà ! Que la police fédérale le considère au plus haut degré de danger de mort et qu’il bénéficie, en tant que cible, de mesures exceptionnelles, mais sans qu’aucune action judiciaire, diplomatique et politique n’ait été entreprise contre les auteurs serbes de la menace, cela en dit long sur le manque de volonté et de courage du responsable des affaires étrangères suisse, dont on connaît les gesticulations soit inconsistantes soit nuisibles (*) depuis son entrée en fonction. Une « erreur de casting » bien helvétique qui fait monter le danger par son silence autour de « la cible », comme le dit Dick Marty de lui-même, au lieu de faire baisser la pression en s’en prenant ouvertement et publiquement à l’origine de la menace, qui deviendrait de ce fait même quasi impossible à mettre en œuvre.

Que cela dure depuis si longtemps sans qu’on l’ait appris jusqu’ici en dit long également sur la curiosité journalistique, alors même qu’au moment de cette annonce par le reportage de la RTS un journal quotidien autoproclamé de référence qui aime à se gargariser des sujets dits de société n’en fait pas même mention sur la page principale pourtant fournie de son site web. Et que dire du silence assourdissant des hommes et femmes politiques de ce pays qui, à quelques exceptions près, se taisent bien consciencieusement sur cette grave et dérangeante affaire.

Quelle misère politique et aussi journalistique, décidément ! C’en est un véritable scandale, mais en sourdine, à la mode helvétique.


(*) Entré en fonction grâce au soutien de l’UDC, alors qu’il est du même parti libéral radical que Dick Marty (et du même canton du Tessin) : voir à propos de nuisance le discrédit lancé par ce peu sûr personnage – dans le sillage américain et israélien – sur un organisme onusien dirigé par un Suisse dans les territoires palestiniens et qui accomplissait un travail de première importance pour lutter contre le désespoir qui sévit dans cette région. Une telle personne faible et veule est évidemment à la merci de toutes les pressions internes et externes, et l’on ne peut en attendre le moindre courage politique qui n’aille dans le sens du courant dominant. En précisant que je ne parle pas ici des déclamations, mais bien des actions et des faits.