Un documentaire récent montre que les données et les métadonnées qui sont récoltées sur nous-mêmes par un instrument comme Google permettent de reconstituer nos parcours existentiels et de nous définir mieux que nous ne le savons nous-mêmes. Une expérience faite par les auteurs de cet intéressant document a consisté à reconstruire différents aspects de l’existence d’une personne basés sur cette information, à les mettre en scène avec une comédienne, et à les confronter avec la personne en question. Celle-ci n’en revient alors pas de retrouver des situations et moments aussi précis de son existence qu’elle-même ignorait, avait oublié, ou dont elle n’avait simplement pas pris conscience.
Le plus étonnant, dans cette histoire, me semble précisément être que l’on puisse s’en étonner. Cela montre dans ce cas à quel point nous pouvons nous persuader que la connaissance de soi consiste tout bonnement à nous définir comme un simple moi plus ou moins conscient qui accomplit diverses activités en se référant à divers centres d’intérêt, un point c’est (à peu près) tout. Si exister peut n’être rien d’autre, que ce soit sur internet ou ailleurs, n’est-ce pas cela qui devrait non seulement nous surprendre mais nous interroger sérieusement ?
Que l’existence puisse être l’occasion d’un travail sur soi, sur ses sentiments, sur les relations réelles avec autrui et non sur leurs façades ou surfaces réfléchissantes les plus primaires et depuis longtemps convenues, sur le fait de produire une telle réflexion et un tel travail de tous les jours grâce aux apports d’une énergie lumineuse – celle de la conscientisation – sur laquelle il s’agit de se focaliser par un désir ou une volonté, ne se contentant pas de brasser les masses d’énergie noire – celle des béances de l’inconscience – qui portent notre expansion personnelle allant de la naissance à la mort, voilà ce que nous évitons très souvent soigneusement lorsque nous nous contentons d’exister assis le cul par terre, attendant que le temps passe et y compris lorsque nous nous agitons en tous sens pour nous occuper. Est-ce cela vivre ? Est-ce cela soi ?
Ce que ce documentaire me semble révéler en creux est que nous vivons très souvent comme ces robots algorithmiques, qui nous effraient précisément parce qu’ils nous reflètent. Ce n’est pourtant que notre intelligence humaine (ou plutôt celle faite d’artifices que la première permet et à laquelle nous déléguons nos délirants fantasmes démiurgiques) qui les construit, avec d’habiles programmations qui reproduisent dans des réalités parallèles l’image même de ce que nous nous contentons d’être, nous posant le moins possible de questions sur le sens de tout ça, disant qu’on ne le peut ou attendant que la réponse nous vienne d’on ne sait qui ni quand. À dire vrai, et même si ce n’est pas très agréable ni très rassurant, c’est en ce qui me concerne cela qui m’apparaît véritablement effrayant.
N.B. Je parle bien sûr ici des adultes qui disent assumer leur existence en ce monde, voire s’y complaire, et pas de ceux qui reconnaissent les souffrances de fragilités ou de failles plus ou moins profondes, les plus jeunes en particulier, que leur large exposition aux basses manœuvres des requins qui se sont arrogé le monde numérique et son « business model » rend évidemment plus vulnérables, et ceci de façon bien compréhensible.