Un tombereau de perdition ! — Des origines de la guerre

À la fin d’un billet récent, « Précision à propos d’un fameux traumatisme » (celui de la naissance), j’indiquais que le long épisode de dépendance qui caractérise à l’origine notre relation à autrui – que ce soit avant ou après cet événement – déploie encore durablement ses effets ensuite. C’est le cas sous forme de maintien dans une sorte d’attraction gravitationnelle liée à ce largage existentiel primitif, en dépit de toutes sortes d’acquis ultérieurs qui peuvent laisser penser que nous sommes devenus plus ou moins indépendants, voguant alors dans la sombre énergie de l’expansion avec de rares traits d’énergie lumineuse. Voilà au passage ce qui permet à certains de sauter sur ce tragique de la condition humaine pour prophétiser une inévitable interdépendance sans y avoir été voir plus loin que le bout de leur nez, manifestant simplement par là leur propre désir d’y rester. Et cela prend d’autant plus durablement place dans nos vécus que notre horizon des événements existentiel est situé dans la perspective de la mort qu’ils associent au néant, opposée à la vie plutôt qu’à la naissance.

J’en concluais que ladite vie se réduit ainsi fréquemment à l’absence de perspective raisonnée, nous voyant nous débattre encore et toujours dans les effluves de cette attraction primordiale lorsqu’on se refuse à la quitter. J’y ajoute aujourd’hui que cela est précisément rendu possible par notre crainte d’être précipités au terme de notre expansion dans ce néant auquel la mort conduirait (*). C’est cette mort que nous ne voulons donc pas dépasser et que par conséquent nous refusons d’atteindre, en vivant, pour ce faire, comme si elle n’existait pas. Et le tour que nous nous jouons à nous-mêmes est ainsi joué! Cela explique par la même occasion ce décret selon lequel toute libération à ce propos serait illusoire, bien que ce ne soit que nous qui le disions. Et cela explique encore les nombreux passages à l’acte plus ou moins violents sur les autres à qui est généreusement attribué ce propre enfermement, projeté sur eux lorsqu’il devient insupportable.

Il n’y a à priori pas beaucoup d’issues envisageables à une telle situation, dont on voit toutefois bien qu’elle ne peut résulter d’une non violence originaire, qu’il s’agisse de violences faites à soi-même ou balancées par et sur autrui. Et l’on n’aime guère à vrai dire y penser, du fait en particulier du travail sur soi qu’elle implique pour la dépasser, ce qui ne se résout certes pas en bêlant à la non violence. Ces issues, il se trouve que j’en parle dans mes livres de façon assez détaillée, ce que le délicat exercice du raccourci ne peut proposer ici.

L’une de ces tentatives d’en sortir, parmi les plus néfastes et certainement la plus spectaculaire, s’exprime en tant que dirigeant par la violente et folle extension à ceux que l’on cherche à soumettre par la guerre. Elle s’exprime à destination de ses propres troupes et de son propre peuple à qui on l’impose tout d’abord, en prétendant que c’est pour soumettre les autres, les ennemis ou les peuples que l’on envahit pour s’en protéger, toujours pour s’en protéger. Le propre de la folie guerrière du tyran consiste à mettre en scène ces insupportables dépendance et enfermement primitifs dont il cherche à se débarrasser par tous les moyens, entraînant tout un peuple qui accepte ses diktats dans les pires conflits. Conflits qui visent toujours une extermination des autres dans un tombereau de perdition, les basculant dans la fosse devenue commune de son propre déni et de son ultime enfer. Il suffit pour s’en convaincre de voir les justifications fournies aux attaques massives, qui visent toujours à préserver un soi-disant espace vital.

Et c’est ainsi que les guerres sont toujours recommencées, celles qu’on préfère – quatorze dix-huit par exemple, comme dit le poète avec la force de l’humour et de la dérision – comme les autres, y compris les plus actuelles. De telles calamités semblent hélas consubstantielles au genre humain, le seul que je connaisse de l’intérieur.


(*) Je ne parle ici que de ceux qui interrogent leurs sentiments à ce propos, laissant à leur ignorance délibérée ces autres qui prétendent accepter le néant en toute tranquillité (ben voyons!) sans même s’être véritablement posé la question, parfois les mêmes d’ailleurs que les chantres de l’inévitable dépendance habilement grimée en prétendu altruisme.