Folie de la guerre

Il est fréquent d’entendre dire que la guerre est une folie, plus rare de voir en quoi. Disant cela, je ne remets nullement en cause une telle sagesse populaire, mais voudrais ici très brièvement tenter de répondre à cette dernière question dans le contexte d’une invasion militaire proche de nous, en Europe, qui pour cette raison retient particulièrement notre attention en ce moment (*).

Passant outre ceux qui se contentent de leurs litanies d’imprécations anti guerre, et qui donc ne nous apprennent et n’empêchent rien, je relève d’abord que le meurtre individuel et « privé », même en série, nous épouvante bien sûr aussi, et à juste raison. Il reste cependant étroitement circonscrit et nous lui attribuons dès lors, à tort ou à raison, une probabilité beaucoup moindre de nous atteindre personnellement. Surtout, son caractère privé, justement, nous en éloigne plus facilement que le meurtre de masse décidé par un chef d’état en principe élu démocratiquement, représentant une population qui trop souvent s’y reconnaît, que ce soit dans ce chef ou dans sa décision. Peut-être une telle « reconnaissance » de masse nous fait-elle déjà entrevoir non seulement en quoi la guerre devient aussitôt perçue comme plus dangereuse, mais aussi ce qu’il pourrait en être d’une folie à ce propos.

Les historiens et les sociologues nous ont clairement montré comment la violence guerrière individuelle ou en petits groupes avait progressivement été, dans le cours de l’histoire, dévolue à l’état. C’est ce dernier qui se fait le gardien exclusif de sa légalité, et même de sa légitimité, nous débarrassant par la même occasion d’une responsabilité qui a au fil du temps été jugée écrasante, dans la mesure même ou la mort est devenue insupportable, que ce soit la sienne propre ou celle infligée à autrui. Cette délégation, qui soulage donc d’une décision personnelle, voit en même temps échapper une responsabilité dont le tragique nous apparaît d’autant plus épouvantable que nous n’avons plus aucune prise dessus.

Un tel soulagement, au prix d’une totale perte de contrôle, les psychanalystes nous ont montré en quoi il était permis par identification aux autres et au chef; identification correspondant ici à une soumission. Mais n’est-ce pas dès lors un tel abandon de responsabilité qui facilite les massacres à grande échelle, les plus terribles, tout en prétendant ne pas y être impliqué personnellement ? Et n’est-ce pas cela dont la sagesse populaire veut parler lorsqu’elle évoque une folie, qu’il s’agisse de celle des chefs auxquels on a gentiment délégué le pouvoir de mettre en acte une telle violence, ou de celle des assujettis qui s’abritent ainsi derrière lui ? Je serais, pour ma part, tenté de le croire. Quant à la raison fondamentale de la volonté de tuer autrui, il en est question dans d’autres de mes écrits dont je ne peux ici que recommander la lecture plus détaillée.


(*) Alors que, au même moment mais aussi de tous temps, la guerre est présente sur notre planète dans toutes sortes de conflits armés plus ou moins discrets malgré leur ampleur, d’autant plus facilement ignorés qu’ils se déroulent dans une aire géographique, culturelle ou civilisationnelle éloignée. Je relève à ce propos la sagesse enfantine que la sagesse populaire côtoie souvent de près: dans ses premières années, apprenant que des guerres se déroulaient en plusieurs endroits en même temps, notre fille nous a demandé comment cela était possible puisque pour elle la guerre était personnifiée en une sorte de groupe se trouvant en un lieu, pouvant éventuellement se déplacer (mais qu’elle ne pouvait se représenter sous forme d’hydre à plusieurs têtes). Cela montre assez que la capacité d’abstraction qui se développe ensuite traduit aussi une tentative d’évitement de cette brutale et sordide réalité.