Un acte de vente forcée à domicile peut-il être acceptable si la vente en question consiste à s’engager pour des dons à une cause juste et bienfaitrice? Étant donné que la situation vient de se produire, et que j’en ai été la consentante « victime », je ne peux que m’interroger sur ce dilemme et chercher à lui trouver une solution satisfaisante.
Sollicité comme potentiel donateur, on peut évidemment faire face à ce genre de situation en refermant très vite sa porte, ce qui est une manière d’éviter les problèmes en les ignorant, qu’il s’agisse des problèmes du monde ou de celui du dérangement. Dans le cas de ce dernier, cela m’arrive régulièrement en bouclant ma porte téléphonique aux intrusions mercantiles provenant de centres d’appels anonymes qui ne prennent quasiment jamais la peine de préciser d’emblée leurs objectifs véritables et pour le compte de qui ils appellent. À la porte de mon appartement, la situation est de mon point de vue différente. Si j’en ai le temps et le loisir à ce moment-là, je suis en général intéressé à entendre ce que quelqu’un qui a pris la peine de venir chez moi sans but mercantile peut avoir à me dire, et à entamer avec lui un bout de conversation entre honnêtes gens, ce qui est mon à priori personnel; cela, qu’il s’agisse de m’aider à gagner une voie vers un au-delà meilleur ou de me convaincre de soutenir une action bienfaisante en ce monde dévasté. J’ai ainsi il y a très longtemps engagé des conversations à mon domicile de jeune homme avec des témoins de Jéhovah dont je ne partageais pas les convictions, qui sont revenus à plusieurs reprises, et qui en étaient finalement repartis, au fil des entrevues, assez dépités. J’avais trouvé ces discussions philosophiquement intéressantes et en avais été enrichi, loin d’avoir besoin de les fuir pour m’en protéger.
Un représentant de la Fondation suisse de déminage (FSD) s’est ainsi présenté il y a deux jours à ma porte pour me faire part des buts et des actions entreprises au service des populations victimes des mines que des belligérants laissent criminellement subsister bien après leurs actions guerrières, de façon sournoise et durable donc, touchant des civils, dont bien entendu des enfants. Difficile de faire mieux comme action bienfaitrice à l’égard d’innocentes victimes.
Dans le cas présent, le jeune homme venu chez moi, sympathique et visiblement engagé, très dynamique, m’a non seulement fait sa présentation, mais a été en mesure de répondre à mes questions de façon convaincante et sans la moindre hésitation. Il était ouvert d’esprit et pertinent, argumentant de façon factuelle, éloignée de tout pathos. Le moins que je puisse en dire est qu’il était très bien préparé, ce qui est tout à son honneur. Ainsi par exemple, et après lui avoir manifesté ma compréhension pour la cause qu’il soutenait, je lui ai fait part de mon intérêt à faire des dons ponctuels à des causes qui sont aujourd’hui très nombreuses, la plupart du temps dignes d’être soutenues, et que la pratique actuelle consistant à s’engager à des versements dans la durée pour l’une ou l’autre seulement concordait mal avec cette diversité. Il m’a aussitôt répondu que cette pratique visait à des engagements qui pesaient de façon efficace lors des discussions avec les donateurs institutionnels ou les états, alors que les dons occasionnels et d’origine inconnue ne permettaient pas un tel soutien à la cause. Il a ajouté qu’il comprenait d’autant mieux ma position que c’était aussi celle de ses parents, et que lui-même modifiait voire interrompait ses propres très modestes donations au fil du temps en fonction de ses revenus (pour faire par exemple des cadeaux de Noël à ses neveux), ce qui est possible avec les conditions de gestion proposées. Ayant déjà eu à me situer dans d’autres occasions semblables, dans la rue, j’avais répondu que le temps important à consacrer à une telle gestion était pour moi rédhibitoire, ce qui en la circonstance ne m’est pas apparu pertinent. Comme je crois ne pas être paranoïaque, je n’ai pas non plus imaginé qu’il développait là un narratif spécifique destiné aux gens de ma génération habitués à des dons ponctuels, car on peut toujours se représenter les choses ainsi, ce qui peut du reste être vrai. Disons que mon sentiment du moment consistait à lui laisser le bénéfice de la spontanéité à ce propos. Le fait de préciser « du moment » n’est par ailleurs pas anodin dans ce contexte.
C’est finalement en fonction de l’argument d’un engagement qui devait être confirmé téléphoniquement ou par mail dans les jours suivants, ou dénoncé tout aussi bien par les mêmes voies – ce qui m’a paru sur le moment revenir au même – et documents montrés à l’appui, que je me suis finalement laissé convaincre de m’enregistrer pour cette très estimable cause en dix à quinze minutes tout au plus. Comme un tel enregistrement n’était pas possible sans remplir les champs usuels, y compris ceux de la messagerie et du numéro de téléphone, et sans oublier celui, <IBAN>, qui doit permettre un versement minimum régulier, j’ai été convaincu par la mention selon laquelle « je pourrais [avec le s du conditionnel et non au futur ai-je vu ensuite] modifier, suspendre ou arrêter cet accord à tout moment, au minimum 10 jours avant la date du prochain versement ». J’ai ensuite gentiment signé cet engagement avec mon doigt sur la tablette qui m’était présentée. Bon, dira-t-on alors, mais où est le problème? Eh bien, c’est précisément celui de l’acte de vente « forcée ».
Au sens large d’une philosophie morale plutôt que d’une seule loi éventuellement en vigueur, un tel acte forcé réside dans le fait de devoir s’engager immédiatement et de pourvoir dénoncer seulement ensuite, après réflexion, une telle vente. Le rapport de force, qui existe toujours dans la signature d’un contrat qui n’est pas spontanément demandé par celui qui doit en remplir ensuite les clauses, veut au contraire que l’information ET la réflexion puisse librement précéder tout acte de vente, avant de pouvoir éventuellement y consentir. On voit bien la pression qui est exercée dans le premier cas, dont on se protège légitimement par ce temps de la réflexion qui doit être accordé avant tout engagement. Un engagement signé dans l’instant sans l’avoir sollicité auparavant, même avec toute facilité pour le dénoncer ensuite, représente en effet bel et bien une contrainte dont le but humanitaire ne peut être un motif d’exonération.
Ce type de situation pose encore la question plus générale de la fin et des moyens. Ceux-ci sont-ils justifiés par cette fin? Peut-on contraindre des gens d’une façon ou d’une autre à aller vers un monde meilleur en tentant de leur extorquer un consentement selon des techniques de pression dignes des vendeurs mercantiles? Et cela même si c’est fait en toute transparence, mais dans la pression de l’instant et du souhait de bonne conscience qui anime à priori le donateur (on veut du moins l’espérer). Certains semblent en être convaincus, y compris avec les meilleures intentions du monde, mais participent pourtant ainsi à faire de ce monde un vaste marché des bonnes et des mauvaises actions dont les juges sont actuellement si nombreux dans tant de domaines, et qui souhaitent tous que les premières surpassent au bilan les secondes.
Alors, que vais-je faire maintenant, avec ma conviction que la cause à soutenir est bonne et que je pourrais y consacrer une modeste part de mes moyens d’existence, mais dont je ressens profondément que j’y ai été fortement invité sans égard pour ma liberté de réflexion? Eh bien je vais y réfléchir, précisément! Et, pour le faire en toute sérénité, je vais tout d’abord sortir de la situation de contrainte en dénonçant l’accord tel qu’il a été conclu. Il sera temps alors – avec un temps proportionnel à la remise du choc de la contrainte – de m’informer à propos de cette fondation et de son action en rapport avec mes autres intentions de soutien humanitaire, puis de décider, mais en toute liberté, si je vais, durablement ou pas, la soutenir.
La vie est certes plus compliquée, mais combien plus intéressante quand on ne se contente pas de refermer les portes. Elle est plus satisfaisante, aussi, lorsqu’on prend la peine de se faire respecter, ce qui de nos jours paraît il est vrai de plus en plus ardu et qui peut expliquer, sinon excuser, la tendance aux portes closes. De mon modeste point de vue, les humanitaires devraient y réfléchir à deux fois quand ils mettent au point leurs méthodes de recherche de fond, et malgré une concurrence que l’on sait acharnée dans ce domaine également.