Libération de la parole ?

Avec la dernière en date d’une série récente de révisions de l’histoire, les médias nous apprennent qu’une nouvelle production du célèbre dessin animé de Disney remettant au goût du jour Blanche-Neige et les sept nains ne devrait plus mettre en scène des nains. Basé sur un conte des frères Grimm d’il y a deux siècles, celui-ci condense lui-même des histoires plus anciennes comme c’est souvent le cas.

Dans cette situation de révision comme dans les autres, l’argument avancé consiste à ne pas montrer une catégorie particulière de personnes, ici celles atteintes de nanisme, sous un jour qui pourrait être vu – par qui donc ? – comme défavorable de quelque façon que ce soit. Cette nouvelle a surtout été présentée médiatiquement dans le contexte, récent lui aussi, dit de libération de la parole pour ces catégories de personnes. Ce nouvel assaut de « bons sentiments » dans un tel cadre m’a bien évidemment aussitôt interrogé sur ce que pouvait recouvrir cette prétendue libération.

Tout le monde s’accordera sur le fait que pour celles et ceux qui ont subi des violences physiques et sexuelles effectives, une libération de la parole est des plus importantes. On peut du reste relever à ce propos le peu de suivi sur ce qui en advient dans la durée, le premier moment de révélation et d’émotion passé. Il en va ici comme de beaucoup de violences effectives et de scandales politiques, leur fréquence effrénée assurant leur rapide oubli, ainsi que la personne et le personnage de Donald Trump l’ont mis en évidence jusqu’à la plus scandaleuse et outrancière caricature. Soutenir ceux qui ont subi des violences et dénoncer à priori qui voudrait évoquer telle ou telle catégorie de personnes est cependant radicalement différent.

Dans le cas présent de la volonté de réviser un conte, comme dans les autres du même genre, on voit aussitôt apparaître deux questions. À quoi revient d’abord le fait de modifier une histoire existante, et par là même le cours de l’histoire lui-même, pour que la pensée et l’action humaine puissent être revues à l’aune des volontés du jour ? En quoi réduire ensuite l’une ou l’autre catégorie de personnes à cette seule catégorisation implique-t-il nécessairement que l’on ne puisse en parler que de façon positive et bienveillante en général ou, pour éviter tout risque de malentendu, que l’on n’en parle pas du tout ? Pour cette dernière question, vu que des contes et histoires pourraient les évoquer à l’image de l’ensemble des hommes et des femmes, avec leurs bons et leurs mauvais côtés, la seconde solution, la plus radicale, est celle qui est généralement jugée préférable. Quand on y réfléchit un instant, cela ne révèle-t-il pas avant tout les propres à priori des censeurs de circonstances qui crient ainsi au loup ?

Créer un nouveau conte ou une nouvelle histoire qui ne parle pas de nains, ou alors qui les mettent principalement à l’honneur, voilà une liberté de création que personne ne remettrait évidemment en cause, à condition que cela puisse être fait précisément en toute liberté, par des personnes atteintes de nanisme ou par d’autres qui ne le sont pas. Car il faut aujourd’hui compter avec les zélateurs de la catégorisation exclusive, qui le plus souvent en parlent sans en faire partie, et qui prétendent ne pas supporter que quelqu’un n’appartenant pas à une catégorie puisse en parler (*), comme s’ils ne le faisaient pas eux-mêmes en brandissant un tel interdit.

Pour ce qui est de prétendre changer le cours de l’histoire, j’ai déjà eu l’occasion de faire état des problèmes liés à la reconstruction du passé dans le billet Déboulonner les statues ? publié ici même il y a quelques temps. Il ne me semble pas nécessaire d’y revenir maintenant.

Ce que l’on constate dans cet épisode des nouveaux bien-pensants, c’est que cette soi-disant libération de la parole pour l’une ou l’autre catégorie de personnes en général revient en réalité à proférer à l’intention de quiconque un interdit de parole à propos de ce qui ne serait pas conforme à leurs édits et à leurs prescriptions. Il devrait aller sans dire, mais de nos jours il convient de le souligner expressément, que cela constitue une violence symbolique dont l’extrémisme le dispute clairement à tous les fascismes historiques. On ne devrait pas en sourire mais cela fait irrésistiblement penser à la sainte inquisition de jadis, dont les représentants prétendaient eux aussi libérer les pauvres égarés au nom de la vérité en leur faisant les pires violences.

Voilà encore un bel exemple de contre-investissement lénifiant d’un monde voulu sous contrôle, bien fait pour masquer chez ceux qui s’en font les tenants des traits d’infantilisme narcissique. On sait que la principale caractéristique de ce dernier réside dans la plus pure tyrannie à l’encontre de ceux qui s’écarteraient de leur bon vouloir et de leur droit chemin. Bien drôle d’époque en vérité !


(*) Un autre épisode récent de cette nouvelle donne a vu certains énergumènes s’opposer à ce qu’un recueil d’une jeune poétesse noire – celle-là même qui était intervenue lors de la cérémonie d’investiture de l’actuel président des États-Unis – puisse être traduit par une personne n’étant pas noire elle-même !