Avoir la vie devant soi, voilà une expression par laquelle on se donne du temps, du temps à profusion, tout le temps possible et imaginable. On la réserve bien sûr à la jeunesse qui, avec ses longues années d’existence supposées, a « toute la vie devant elle », quand bien même les termes signifient stricto sensu simplement que la vie est devant et non derrière soi; ce qui est logique puisque le passé est par définition déjà mort. Et pourtant, on le sait, la mort comme événement est devant nous elle aussi, avec l’angoisse ou le mépris qui la recouvrent et que l’expression en question semble précisément vouloir conjurer, comme s’il y avait lieu – et temps – d’entasser une quantité suffisante de « vie » auparavant pour que la question disparaisse.
Lorsqu’on oppose la mort à la naissance plutôt qu’à la vie, comme le proposent de sérieux anthropologues en guise de fondement à la réflexion sur l’au-delà des sociétés humaines (*), on voit pourtant que l’énigme reste entière. Cela devrait inciter à y chercher sa propre réponse, celle qui nous convient, en en faisant le libre choix, puisque la liberté ultime ne peut être une affaire de couple, de groupe, de société, de peuple ou de nation auxquels on s’identifie plus ou moins. Si le passé est déjà mort et que la vie est devant nous, les transitions qui conduisent de l’avant à notre existence – la naissance – et depuis la fin de celle-ci à l’après – la mort – peuvent alors être pensées au présent, durant cette existence précisément, pour y appliquer ce choix.
Il y faut toutefois au moins deux conditions : d’abord ne pas passer l’intégralité de son temps à se distraire de cette question, ce à quoi l’on s’ingénie le plus souvent, par exemple en s’en faisant un épouvantail, et ensuite ne pas déléguer nos choix d’adultes à Maman Nature ou à Papa Dieu, ce dans quoi nous nous projetons quand seulement nous évoquons ces fameuses entités à la fois si abstraites et qui ont été à un moment donné si prégnantes. C’est plus facile à dire qu’à réaliser, entend-on quand la brute apologie de l’ignorance n’a pas pris le dessus ! Bien entendu, et l’on peut toujours en faire une raison de ne pas s’y mettre.
(*) Cf. en particulier « La mort et ses au-delà » (2014), de Maurice Godelier et autres auteurs, ouvrage qui parcourt cette question dans de nombreuses civilisations.