Avec un crayon sur un papier, ou plus directement encore un doigt sur une tablette, il suffit de tracer rapidement un carré pour s’apercevoir que l’on obtient toujours une forme plus ou moins circulaire, qui tout au moins tend vers le cercle. C’est en quoi l’on peut dire que le carré est une (grossière) approximation du cercle, ce qui se comprend aussi du point de vue de la géométrie des polygones.
Si maintenant l’on tente de tracer directement un cercle, toujours par le même moyen, il est facile d’observer de près – avec un compte-fils ou une loupe si nécessaire – que le cercle en question n’en est en fait jamais un à strictement parler mais toujours une amorce de spirale. Un tel tracé constitue donc une réalisation ou un essai, inconscient si l’on veut, de spirale. Et celle-ci est forcément ou évolutive, la boucle se terminant en s’ouvrant, même de façon infime, vers l’extérieur ; ou involutive, se fermant vers l’intérieur.
N’en va-t-il pas de même avec la pensée, que l’on ne peut qualifier de carrée ou même de circulaire que de façon abstraite ou schématique, et non dans la réalité? On sait que la première est dite ainsi précisément parce qu’elle est trop schématique et ne peut tenir compte de cette réalité, comme quand on dit que quelqu’un a une façon carrée de voir les choses ; et l’on voit clairement de la seconde que précisément elle tourne en rond, ne tenant compte ni du temps ni du changement, et donc elle aussi de la réalité. Que l’on s’en rende compte ou pas, la pensée se développe ainsi toujours en spirale, comme sur le papier ou la tablette, et tout aussi bien de façon évolutive ou involutive, progressive ou régressive.
Dans un bref mais intéressant et révélateur article de la Revue médicale suisse il y a quelques années, le dénommé Georges Abraham développe un point de vue selon lequel ces deux aspects de la vie se complètent à merveille. Il y assimile alors, un peu étrangement, « remodelages », « sélections » et « raffinements » à une involution qui répondrait de façon complémentaire à « une sorte d’explosion de force vitale désordonnée destinée à s’engloutir par elle-même, à se disperser, à s’éparpiller au fur et à mesure de son éblouissement » que l’on comprend être celle de l’évolution. Plus surprenant encore, cet auteur soutient que « le processus éducatif individuel, comprenant l’apprentissage d’une langue maternelle, l’insertion dans un cadre historico-culturel donné, fait déjà partie, qu’on le veuille ou non, d’un modelage en soi involutif, c’est-à-dire quelque peu limitatif, dans le sens [où] il implique une sélection, une adaptation à l’élan vital primitif ». Posant alors la question plutôt rhétorique de savoir si les caractéristiques d’une civilisation par rapport à une autre gagnent à être plutôt évolutives ou involutives, il en conclut logiquement à leur bienvenue complémentarité. Sans nous arrêter sur ce qu’il y a de difficilement compréhensible dans les implications de notions aussi peu définies, la piste du vieillissement qu’il pose enfin « comme un processus éminemment involutif » – retrouvant le terrain médical qui est le sien – nous renseigne sur la vision d’essence matérialiste qui est sous-tendue par son raisonnement, bien qu’il prenne soin d’admettre aussi ce vieillissement « [comme pouvant] être (…) porteur au contraire de maturation, d’avancement et de personnalisation », et donc de progression. Pas facile de s’y retrouver !
Pour en revenir à mon propos initial, j’ai déjà eu l’occasion de dire ailleurs que je procédais ainsi dans mes écrits, en bon réaliste, consciemment, c’est-à-dire par une pensée en spirale. J’y précisais que cette pensée inscrite dans le temps partait d’un centre ou d’un point de départ dans différentes directions, suivant des axes de réflexion ayant eux aussi leur origine à ce centre, et qu’ainsi elle se développait en passant à réitérées reprises par ces axes – reprenant par exemple le développement d’une idée sous un angle, puis sous un autre – mais sans jamais repasser exactement aux mêmes points. J’avais alors à l’esprit une spirale évolutive ou progressive, et d’essence non pas matérialiste mais spiritualiste, perspective qui bien entendu fait toute la différence. Selon le plan sur lequel on se place, en effet, une progression de l’esprit peut évidemment s’accommoder d’une régression du corps sans lui être ni opposée ni soumise. Ce n’est que d’un point de vue matérialiste que toute évolution se conclut inévitablement par une régression, que celle-ci y est incluse dès l’origine. Et comme j’ai déjà eu maintes fois l’occasion de le souligner, dans un cas comme dans l’autre ce n’est que nous qui le disons, il ne s’agit que du point de vue duquel on se situe.
C’est du reste bien là la question qui demeure, pour nous autres humains qui traversons l’existence, que ces visions soient au bout du compte irréductibles l’une à l’autre, même si elles peuvent un temps coexister, et que celle de régression ou d’involution, comme on voudra l’appeler, détermine tout aussi bien notre devenir, si c’est elle que nous choisissons, que celle de progression ou d’évolution. Tout revient toujours à la question philosophique de base selon laquelle tout dépend ce qui, pour nous, est originaire et final, origine et fin s’impliquant mutuellement.
Comme quoi Descartes avait raison, il n’y a qu’un pas de la géométrie à la philosophie, sur un plan symbolique tout au moins.