Ancêtre du cinéma et de toute projection d’images sur quelque support que ce soit – aujourd’hui les petits écrans que l’on tient dans la main –, ladite lanterne exerce encore une telle fascination, visuelle et auditive, que la pensée discursive réfléchie et son énoncé argumenté, qui nécessitent un minimum de prise de conscience, en paraît aujourd’hui plus éloignée que jamais. Par l’entremise omniprésente des médias sociaux, cette adaptation contemporaine de la vieille lanterne magique nous invite insidieusement à rester fascinés, parfois bouche bée, devant toutes les productions qui sont balancées au vu de tous, que ce soit par soi-même ou par autrui, à propos de tout et souvent de n’importe quoi.
Sans doute en a-t-il toujours été de même dans les bavardages du quotidien, mais le fait qu’il y ait maintenant un produit à consommer paraît générer une valeur appréciée, admise et reconnue, à cette fascination. Je relève que celle-ci implique, par définition, d’admirer ou mépriser quelque chose que l’on ne comprend pas et que l’on ne cherche du reste pas à comprendre.
On me dira tout d’abord que l’on n’a pas besoin de penser tout le temps ! Ayant considéré que l’on ne prenait pas grand risque à cet égard, on répondra ensuite que ces productions foisonnantes et multiformes peuvent toujours inviter à la réflexion. On peut bien entendu réfléchir à partir de ce qui est disponible dans toute cette « production », comme je le fais ici. N’est-il pas sidérant, tout de même, que les contenus des produits ainsi fourgués à tout va soient si peu élaborés par leurs « auteurs », fondés sur la distraction et l’amusement, seulement faits pour l’instantanéité et l’oubli, distillés pour passer le temps ?
Surtout, la transmission du moindre de ces objets facilite le passage entre bavardage quotidien et fabrication d’un objet culturel au sens le plus large. C’est ce qui semble hélas contaminer toute création dans ce qu’elle peut avoir de superficiel et d’éphémère. Certains artistes et créateurs reconnus prétendent du reste volontiers que les messages, et la réflexion qui devrait les soutenir, ne les intéressent pas plus que ça. On ne peut oublier que ce « ça » se réfère à l’inconscient dans lequel on aime à dire que l’on peut prendre ce que l’on veut, faisant parfois passer cela, suprême désinvolture ou vulgaire ironie, pour de la liberté ou du respect d’autrui.
Quand je parle de réflexion, il est bien entendu question, au fond, de celle à propos de son humaine condition et de toutes ses répercussions sur autrui et sur le monde. N’est-ce pas la principale qui devrait nous tenir en haleine et que l’on s’ingénie au contraire, allez savoir pourquoi, à soigneusement tenir en réserve, à l’écart, pour on ne sait quels improbables temps à venir, c’est-à-dire en réalité pour l’infini de l’oubli.