Une ruse de la dépendance

Une expérience relationnelle récente, avec une personne que j’apprécie et qui m’apprécie également, m’a permis d’explorer une nouvelle fois cette face de l’âme humaine si visible et omniprésente que l’on se dispense de la considérer vraiment, un peu comme l’iceberg que l’on sait être dans les parages mais que l’on refuse de voir avant de le heurter et, parfois, de sombrer (*). Je veux parler de la dépendance à autrui.

J’évoquais les turpitudes de l’inévitable dépendance infantile et des réponses qui viennent trop souvent, de la part de ceux dont on dépend, sous forme d’absence de manifestations affectives et donc de désir, en bref de graves lacunes qui grèvent la vraie et profonde attention à laquelle on est en droit de s’attendre dans le dénuement le plus complet de ce moment-là. Situation au demeurant des plus courantes, dans certaines générations tout au moins (puisque maintenant la mode est plutôt à la surcompensation), mais relatée ici à la première personne.

Après que les trois participants à la discussion aient confirmé un tel vécu personnel, avec de tels manques, en les exemplifiant (**), donc cette personne elle aussi, j’ai fait état de ma fierté d’avoir laissé au passé cette dépendance infantile, ayant de façon sinon exhaustive jusque dans ses moindres détails comportementaux, du moins de façon décisive accédé à ma liberté intérieure, ce qui a été un rude et long travail. C’est alors que, de façon tout à fait inattendue, cette personne à fait état « d’incroyable égocentrisme » à ce propos, ce qui était bien fait pour évidemment me heurter. Ma considération pour sa générosité habituelle m’a cependant permis de rebondir aussitôt en validant la centration sur soi que suppose nécessairement le dépassement de la dépendance. Ce que l’on appellerait dans un autre contexte un transfert négatif de sa part – au vu de la soudaine véhémence de l’interpellation sans rapport avec mon attitude à son égard – m’a bien sûr donné à réfléchir.

Comme cela est depuis longtemps connu, j’avais déjà eu l’occasion d’observer que le fait de reconnaître son vécu problématique dans un contexte où il émerge soudainement de son expression par un tiers, qui parle de sa propre histoire, est fréquemment suivi d’une réaction inverse qui cherche à le rendre aussitôt « incroyable », en clair à en maintenir la censure ; c’est là l’œuvre de la résistance, systématiquement éprouvée dans le travail psychanalytique (dont elle est, avec le transfert, le pivot central). C’est précisément après avoir admis de telles difficultés relationnelles avec ses parents, particulièrement le manque de manifestation affective d’un père qui ne la touchait jamais, que cette personne habituellement bienveillante a soudain ressenti la conquête d’indépendance que j’évoquais, et qui a supposé d’affronter de sérieux conflits, comme insupportable pour elle. Cette conquête incongrue ne pouvait dès lors qu’être le fait d’une indigne centration sur soi. Cette dernière – que l’on ne manque jamais de lester de tout le poids d’un moralisme d’origine surmoïque – est alors opposée à une dépendance jugée indépassable, celle avec ses propres géniteurs dont pourtant elle se plaignait amèrement l’instant précédent, mais sans vouloir en mesurer la véritable portée inévitablement conflictuelle.

L’équation gain d’indépendance par un travail sur soi est égal à de l’égocentrisme pouvait ainsi suggérer cette autre équation, pour elle acceptable et même valorisante, selon laquelle, à l’inverse, un inévitable maintien dans la dépendance serait gage d’intérêt pour autrui. C’est par cette ruse de son surmoi gardien d’insupportables conflits originaires, très partiellement admis seulement, que l’évocation de la conquête de mon indépendance à provoqué chez cette personne une réaction outrée qui ne visait qu’à se protéger d’une profonde crainte à ce propos.

Ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le souligner dans un autre article – La dépendance et ses contes de fées – certains psychologues à la mode font eux aussi l’apologie éhontée de la dépendance en croyant la rendre désirable par le fait qu’elle serait réciproque, comme si des névroses complémentaires n’étaient soudainement plus des névroses. Il suffit ici de compléter cette petite exploration en rappelant que, entre adultes tout au moins, il ne peut y avoir de véritable intérêt pour qui que ce soit dans la dépendance, sinon en se racontant des fables, au demeurant si fréquentes, qui attribuent à l’amour ce qui relève de l’attachement pur et simple, et donc de la dépendance plutôt que du désir. Cela semble cependant fréquemment aussi difficile à supporter qu’à dépasser, l’ambivalence en la matière étant rarement absente.


(*) Cette analogie avec la visibilité de l’iceberg se rapporte opportunément aussi à sa masse immergée, celle des pensées inconscientes ; le refus de la face visible invite à n’avoir pas même à se détourner de la masse sous-marine qui, tellement impensable, n’existe simplement pas dans la représentation du sujet.

(**) Nous étions entre gens de bonne compagnie, qui travaillent sur eux-mêmes, il est à peine besoin de le préciser.