Une acceptable révolte adolescente ?

Notre rapport aux autres et au monde est fait de cercles concentriques dont l’importance est décroissante, et le reste tout au long de l’existence malgré des changements qui sont plus apparents que réels. Ces cercles éloignent du bain de jouvence originel qui marque notre parcours depuis les premières vagues relationnelles. Il s’agit concrètement de celles qui succèdent peu à peu aux relations à la mère et au père, aux frères et sœurs, en passant par la parenté proche et plus lointaine, les connaissances rencontrées, celles qui nous deviennent plus ou moins intimes et celles avec lesquelles on bâtit sa vie, ceci à côté des groupes formels de l’éducation, des loisirs et des divers engagements sociaux et professionnels, jusqu’à la société dans son ensemble, locale, nationale, transnationale, pour aboutir à notre appartenance à une humanité que l’on aime à dire commune en dépit des horreurs qu’on y voit.

Au fil de ce rayonnement fossile et de cet éloignement du foyer originel, il est de plus en plus aisé de trouver à redire, à manifester ses désaccords, à critiquer ouvertement ce qui nous paraît critiquable, insatisfaisant, frustrant, ou même, pour les plus courageux d’entre nous, à provoquer de vraies révoltes plus ou moins médiatisées ou reconnues. Nous aurions bien tort de nous en priver tant les obstacles sont nombreux pour qui cherche à dépasser la seule sur-vie (*). Ce qui rend cette importance décroissante, au fil des cercles, et qui rend du même coup plus aisée la critique ou la révolte, qu’elle soit simplement dite, affichée ou criée sur les toits, c’est l’amoindrissement des investissements affectifs qui se remarque au fil de ces vagues successives. Il est notoirement plus facile de mettre en cause ce que l’on connaît moins, et surtout ce dont on est moins dépendant sur ce plan affectif, émotionnel, sentimental qui nous attache le plus solidement à autrui.

Il y a toutefois des exceptions connues ou plus ou moins reconnues à ce constat, des moments de l’existence où la révolte se manifeste envers et contre tout et tous, et même contre les plus proches, ceux que par ailleurs on craint davantage de perdre et avec qui les conflits ont donc des enjeux plus importants. On sait les cris stridents et éperdus du nourrisson, dont la détresse est souvent à peine supportable, et de laquelle nous ne tirons ensuite aucune conséquence véritable en les jugeant simplement normaux tant ils nous dérangent au fond. Relevons aussi la période du « non » insistant et durable de la petite enfance, celle que l’on se dépêche habituellement d’oublier puisque son évocation nous rappellerait, toujours comme parents, de pénibles souvenirs. Il y a surtout la grande crise de l’adolescence, celle qui conteste ouvertement l’autorité à laquelle on s’était plus ou moins soumis dans l’intervalle, et qui vise à établir sa propre et personnelle indépendance de jugement et de réalisations conduisant normalement à l’âge adulte.

Comme adultes, précisément, nous admettons pour la plupart d’entre nous que cette prise d’indépendance par la révolte est souhaitable – théoriquement tout au moins – et qu’elle doit bien se révéler au bénéfice du sujet qui non seulement la proclame mais la ressent profondément et doit la vivre pour ouvrir son avenir au-delà de la soumission au passé. Le fait qu’elle bouscule toujours le monde autour de soi, les parents les premiers, donne toutefois lieu chez eux à des réactions qui peuvent être très différentes, ce que j’ai eu l’occasion d’observer à maintes reprises parmi mes connaissances. Je passe ici sur la mise à distance ou l’ignorance pour évoquer la réaction qui témoigne d’un intérêt véritable, celle où le parent se fait du souci.

Le risque de vivre – et non seulement de survivre – que prend le jeune ne peut bien sûr être anticipé, préparé et finalement évité par le parent anxieux, même quand celui-ci se l’imagine, sans quoi il ne s’agirait pas d’une prise de risque. En d’autres termes, ce parent ne peut la baliser puisqu’il en est toujours, par définition, le premier surpris. La confiance qu’il devrait témoigner alors à son rejeton – et qu’il confond parfois avec de l’indifférence pour se maintenir dans son anxiété – demande de prendre sur soi cet état en interrogeant son origine dans sa propre existence, cela pour éviter de la lui transmettre et l’inhiber. Il se trouve toutefois que cela se passe le plus souvent inconsciemment, pour le parent comme pour le jeune, et que cela concerne aussi bien la transmission que l’inhibition qui vient en réponse. Dans les cas de cette sorte dont j’ai été témoin, on peut prévoir des lendemains qui déchantent (par une révolte plus tardive, sous une forme qui peut être moins apparente ou plus sournoise) ou, dans les cas les plus défavorables, des lendemains dont on constatera un jour qu’ils n’ont pas pu véritablement chanter. S’il faut, pour complaire aux parents, se contenter de suivre un chemin générationnel plus ou moins conformiste, en évitant les conflits et les écarts de conduite, je précise alors que je ne l’ai jamais vraiment souhaité à mes propres enfants. Ceux-ci me le rendent bien du reste, à leur façon évidemment, et je dois dire que je n’en suis au fond pas peu fier.

Plus généralement, alors que l’on s’attend à ce que les remises en cause concernent toute la série des cercles concentriques, comme il serait normal au bout du compte, on constate plutôt de nos jours une franche révolte contre les cercles les plus extérieurs, de façon inversement proportionnelle à un besoin de protéger le foyer originaire de « son papa » ou de « sa maman » comme on dit maintenant de façon symptomatique dans l’espace public (**) : une sorte de demi révolte, en somme. Qu’un certain conformisme social en résulte, en dépit de toutes sortes d’exubérances formelles et extérieures, et que certaines générations de parents anxieux et surprotecteurs y aient contribué, comme par effet de balancier, cela me semble peu douteux. Peut-être est-ce au fond une chance (***) d’avoir eu à affronter il y a maintenant quelques décennies des générations qui n’étaient pas à l’écoute et qu’il a souvent fallu combattre, car la conquête de cette indépendance par la révolte la plus décidée et assumée permet au chemin à parcourir d’être plus facilement lisible et évident que dans le cas où l’on n’a pas même eu à l’envisager, n’y trouvant pas prise. Là aussi, et indépendamment des contraintes extérieures qu’il s’agit d’affronter, il me paraît peu douteux qu’il puisse en résulter une certaine perplexité actuelle des jeunes face à leur avenir et au sens qu’ils peuvent lui donner.

Dépasser le conformisme résigné du bien acquis et des idées reçues suppose pourtant un tel chambardement qui concerne notre vie, toute notre vie. D’une façon générale toujours, je garde ma confiance (non béate ni démagogique, contrairement à certains qui n’ont pour leur part plus rien de nouveau à dire) dans la jeunesse actuelle, qui se rendra bien compte qu’un parent anxieux et surprotecteur ne fait la plupart du temps que projeter sa propre angoisse d’être abandonné et la frustration de sa propre existence. Je puis assurer cette jeunesse que le fait de le réaliser et de s’en libérer facilite grandement les indispensables combats constructifs contre les violences des cercles les plus extérieurs de l’espace public.


(*) Celle dont nous disons qu’elle nous permet de maintenir notre existence, sans plus, et qui est étrangement nommée comme supérieure à la vie pour une raison que j’ai expliquée par ailleurs.

(**) Voir mon billet du 1er février 2019 à ce propos, et qui concerne du reste les adultes actuels plus que les jeunes.

(***) Même si cela ne peut évidemment être porté à leur crédit.