La question de la signification ou du sens de notre existence se loge tout entière et tout au fond d’une réflexion que j’ai récemment menée à propos du sentiment d’abandon originel dans lequel nous sommes tous précipités lors de notre arrivée en ce monde (ladite Hilflosigkeit). Je sais bien que ce sentiment n’est pas très agréable à convoquer, mais savoir qu’il est incontournable devrait normalement inciter à lui prêter attention encore un instant. S’il me paraît difficile de ne pas prolonger brièvement une réflexion aussi fondatrice, je me contenterai pour l’essentiel ici de souligner ce qui y était inclus de façon peut-être un peu sibylline dans mon précédent papier. J’y fais surtout état d’une conséquence dont les manifestations sont omniprésentes : le souhait d’insignifiance, ou rejet de la recherche de sens, dont on entend souvent faire l’apologie de façon éhontée.
J’ai abordé cette question du sens à propos du rôle du père qui, nous accueillant au moment de la naissance en coupant réellement ou symboliquement le cordon qui nous maintenait dépendant de la mère, nous livre à notre destinée ou destination humaine. Pour être plus précis, on peut dire qu’il s’agit du désir commun d’un homme et d’une femme (*) qui, par l’envoi des spermatozoïdes du premier à la rencontre de l’ovule de la seconde, nous livrent – mais c’est bien le père qui se trouve à la réception, qu’il veuille ou non l’assumer – ensuite à ce qui deviendra très lentement et très progressivement notre propre trajectoire d’être humain. Trajectoire à propos de laquelle chacun a ensuite à se situer, sans quoi c’est l’abandon à la plus totale inconscience et à la démission à priori par rapport à tout sens possible. Je précisais encore que la déresponsabilisation du père qui se cache derrière la mère et son imposante visibilité, depuis la grossesse jusqu’à la naissance, revient à s’identifier à elle et à décréter pour sa part l’inexistence de tout sens à cet abandon originaire et final au néant, avec la mort qui le réalise concrètement et définitivement, en suivant la pensée dominante.
Et c’est ainsi que le sujet qui résulte de ce désir de transmission générationnelle, nous, chacun de nous, à chaque génération, doit faire avec le tragique de ce largage à tous vents, plus ou moins bons ou mauvais. La libre appréciation et appropriation de cette destination devient dès lors rien de moins que le travail le plus essentiel d’une existence, pour qui se pose la question tout au moins. Que pourrait-il y avoir de plus important en effet? Il s’agit pour ce faire de dépasser la soumission au double verrou du fantasme de toute-puissance maternelle et de l’effectivité de la démission paternelle, comme je l’ai indiqué, puisque la recherche d’un sens à son existence est toujours une affaire personnelle (elle ne peut être donnée ni imposée par personne). Un tel destin ne devrait donc pas empêcher de se mettre au travail et de rechercher une telle signification avec énergie et persévérance, mais cela ne peut se faire qu’en combattant avec détermination l’omniprésente affirmation de cette insignifiance. Cette dernière résulte en effet du blocage au seul constat de l’existant, évitant de considérer la question de ce qui nous est originaire et final, et donc du choix que nous ne manquons jamais de faire – fût-ce par défaut – entre matérialisme et spiritualisme, adhérant à l’un ou à l’autre de ces crédos, à l’une ou à l’autre de ces doctrines. Encore faut-il pour cela ne pas se résoudre à l’insignifiance avant même de se mettre à chercher. Comme il en va du sens de la propre existence de chacun et de chacune, j’en parle de façon plutôt détaillée dans plusieurs de mes livres.
Pour se maintenir dans cette insignifiance ressassée depuis notre origine, certains n’ont de cesse de nous asséner leur mépris pour la recherche de sens et du désir qui nous est propre, en tant qu’humains, de trouver des réponses aux questions existentielles et vitales qui nous animent consciemment ou inconsciemment. « Le sens des choses ne m’intéresse pas vraiment »; « de toute façon on ne peut pas savoir »; « on ne sait et on ne saura jamais »; « les questions m’intéressent mais surtout pas les réponses car ainsi tout reste ouvert [dans un fantasme d’infinitude] »; « le chemin est plus intéressant que le point de départ ou celui d’arrivée »; telles sont quelques unes des affirmations péremptoires qui témoignent de cette volonté finale d’insignifiance érigée de nos jours en dictature, faisant de la connaissance qui nous concerne personnellement le dernier tabou, la décrétant par avance inaccessible. Voilà qui sonne comme un souhait ultime puisque ce n’est que nous qui le disons, et il est bien certain que, lorsqu’on a cessé de penser – à propos de quoi que ce soit d’ailleurs, il ne peut rien en résulter.
(*) Les techniques reproductives récentes ne suffisent pas encore à effacer cette charge symbolique qui nous suit à la trace depuis l’aube de l’humanité, les concepts de masculin et de féminin n’ayant pas encore pu être éliminés malgré tous les intermédiaires et toutes les tentatives d’indifférenciation imaginables invoquées de nos jours.