L’énigme de la Hilflosigkeit

À propos du rôle du père

« — Bienvenue, et voilà ce qui t’attend ! »

Réfléchir à la Hilflosigkeit implique tout d’abord de se demander pourquoi l’usage de ce terme allemand, hormis le fait que cette aire linguistique a vu l’émergence du concept. En quoi exprime-t-il précisément ce dont il est question lorsque l’on s’intéresse à l’origine de notre détresse existentielle, comme sujet humain, thème qui parcourt notre condition et nombre de mes travaux ? L’avantage de ce vocable consiste principalement en la décomposition et recomposition qu’il permet, et exprime ainsi une richesse sémantique et signifiante regroupée dans un seul terme, caractéristique propre à cette langue. Il s’agit ici de helfen, aider, qui implique qu’il existe un état et un moment fondateurs de notre existence où cette aide nous est indispensable, que nous avons besoin de soutien sur quoi nous devons pouvoir nous appuyer, dans une circonstance où nous ne sommes pas en état de nous procurer nous-mêmes ce pour quoi nous avons donc recours à autrui ; avec le complément los, « sans », qui indique qu’une telle aide ou qu’un tel soutien font défaut (le suffixe keit marquant la forme substantive). Parler simplement de détresse ou d’impuissance, ou du fait d’être désemparé, ne traduit donc pas aussi précisément et complètement cette idée et ce ressenti d’être sans aide ou sans soutien – qui devraient être là et ne le sont manifestement pas.

Si, d’un point de vue descriptif et phénoménologique, il est approprié de parler de largage existentiel à propos de notre venue au monde et de notre naissance, sous l’angle du ressenti on ne peut en revanche éviter, sinon ignorer, le sentiment d’abandon qui correspond à un tel largage, aussi pénible ce sentiment soit-il à envisager, à concevoir ou à entendre. Preuve en est que l’on fait tout, ensuite, pour faire comme si cela n’avait pas été et qu’ainsi nous n’avions pas à en tenir compte notre existence durant. Ou alors on s’en tient à la description du phénomène, d’une façon défensive et protectrice, purement intellectuelle. C’est donc de là que provient notre détresse existentielle primordiale en tant qu’être humain, homme comme femme, puisque nous avons tous autant que nous sommes entendu non seulement d’où nous venons à l’origine de notre existence mais aussi ce qui nous attend en conséquence au bout de celle-ci. Quand je dis que nous l’avons « entendu », c’est d’une façon ou d’une autre, la plupart du temps en toute inconscience.

Une telle représentation de détresse et même de désespoir devant la funeste destinée qui nous est promise au bout du compte, avec la mort et le néant qui en marquent le terme et le sens – « bienvenue, et voilà ce qui t’attend ! » – est d’autant plus difficile à habiter que c’est de l’abandon du père, du géniteur, ainsi que de la protection qu’on en attend normalement, dont il est au fond question. Dans toute l’histoire de l’humanité, l’ultime rempart face à l’ennemi mortel, quel qu’il soit, que ce soit dans les circonstances les plus banales ou les plus épiques, réelles ou imaginaires, c’est du père qu’on l’attend, les armes à la main si nécessaire, plutôt que de la mère. C’est cela qui se profile derrière la peur manifeste – mise en avant-plan – de ne pas être aimés et nourris par elle lorsque cet abandon se concrétise physiquement (à quoi le père pourrait du reste pallier, même sommairement, y compris concernant la nourriture). C’est en tous les cas vrai depuis que nous sommes devenus respiratoirement indépendants, à la naissance, lors de la section et du détachement du cordon alimentaire et respiratoire qui nous a lié à elle jusque-là ; cordon symboliquement ou effectivement tranché par le père. C’est donc lui qui, censé être présent à notre arrivée, nous livre effectivement en pâture à cet abandon final (on voit bien que sa fuite et son absence à ce moment crucial ne changent la donne qu’en rendant toute prise de conscience plus difficile). On notera que cela revient du coup à ôter à la mère la funeste charge morbide que l’on fait peser sur ses épaules quand on lui octroie généreusement celle consistant à être la dépositaire ultime de cet abandon à la mort et au néant, à elle ou à la nature qui la représente ou qu’elle représente.

C’est ainsi bien le père qui est responsable de nous laisser primitivement nous débrouiller avec ce terrible sentiment d’abandon dont le refoulement, la censure, ou la scotomisation nous empoisonnent la vie notre existence durant, tant que nous ne nous y affrontons pas résolument, devenant adultes. C’est bien sûr l’enfant en nous qui a le plus souffert de cette détresse, et ce n’est qu’en retournant jusqu’à la reviviscence de ses luttes que nous pouvons en mesurer toute la portée et l’abréagir par une salvatrice catharsis, nous débarrassant finalement de ce poids (*). Peut-être même cet affrontement est-il ce qui caractérise le plus essentiellement la position adulte, que ce soit dans sa vie personnelle ou dans sa relation à autrui, soit bien avant l’Œdipe. Et ce rôle du père qui transpire de partout (**) est aussi celui qui est le moins reconnu et revendiqué dans l’espace public, en particulier dans celui des médias. De nos jours, on parle plus volontiers de féminité et de maternité, les rôles du père et de l’homme servant essentiellement de repoussoir, ou devant assimiler le masculin au féminin et le paternel au maternel pour être agréés, ce qui produit le même résultat.

Mais alors, dira-t-on, en quoi cette soi-disant protection que le père doit assurer pour nous consiste-t-elle pratiquement, dans le monde contemporain et dans notre aire civilisationnelle tout au moins ? Puisqu’on comprend que ce n’est pas de nous libérer de la crainte de la mort comme réalisation effective de l’abandon, c’est donc de nous empêcher d’accéder à cette crainte et à cet abandon, en oblitérant tout avis, et même tout sentiment à cet égard, se contentant d’affirmer que, puisqu’elle est et qu’il est inévitable, il n’y a rien d’autre à en dire : Punkt Schluss ! Freud lui-même, qui a pourtant popularisé cette fameuse Hilflosigkeit comme nous étant originelle, s’est obstiné à décliner un tel programme d’accès au sens de la mort qui en constitue pourtant la perspective pour nous maintenir le nez dans notre finitude matérielle (maternelle), en faisant un « principe de réalité » non discutable selon lui. Par là, et de façon bien injuste pour elle, c’est au fond de cette mère dont il a fait une représentation de la mort, dans son explication scientifiste du retour à l’inorganique, la mère étant dans nos existences symbolisée par la nature ; ce qui est logique : si on en fait l’origine de la vie, elle en devient aussi la fin et rien ne peut lui survivre. Peut-être faut-il alors dépasser, de son point de vue à elle, le fantasme de toute-puissance qui peut se manifester à l’ombre d’un tel rôle, réalisant que celui-ci n’est au fond guère enviable, ce qui pourrait faire sauter le dernier verrou de l’énigme. Car on voit bien « l’intérêt » complémentaire du père à se cacher lâchement derrière elle, ce qui est de façon manifeste le propre de la position masculine actuelle (mais l’a sans doute été aussi de façon moins évidente à d’autres époques) et contribue activement à maintenir le verrou en question.

Puisque c’est par là que nous sommes passés, il y a certainement intérêt à y revenir un instant, consciemment, pour se mettre en mesure d’aller de l’avant dans le cours chahuté de nos existences, la fuite ou la mise à distance de ce sentiment fondateur ne pouvant évidemment pas constituer une issue viable.

Lausanne, en février 2021


(*) À défaut de porter sur les motions primitives englouties dans l’amnésie infantile, une telle reviviscence et une telle catharsis peuvent se réaliser à partir des souvenirs qui en constituent les rejetons ultérieurs, dans toutes sortes de situations qu’il s’agit de ramener au jour.

(**) Voir par exemple la remarquable série télévisée « En thérapie » pour s’en donner une idée – pour ceux qui ne la pratiquent pas personnellement – où celui-ci et son absence ou rejet sont à la fois omniprésents et fermement déniés par celles et ceux qui en ont pourtant fait les frais et qui le ressentent comme insupportable, démontrant par là l’importance de cette recherche de sa protection.