De la fameuse liberté d’expression

L’actualité des médias sociaux, avec les traces que ceux-ci peuvent imprimer dans l’esprit des gens par un support non pas virtuel mais effectif, physique, ne diffère au fond que par cette trace de tous les propos qui s’exprimaient avant cela dans les conversations de la vie de tous les jours et dont on ne faisait pas forcément grand cas, les réglant sur l’heure ou les oubliant aussitôt. Maintenant où tout un chacun déverse ce qui lui traverse l’esprit à l’adresse de tous et de chacun sur ces supports, on peut plus difficilement faire comme si ces propos n’existaient pas. Et il est du coup bien logique et bienvenu de s’en émouvoir quand on en considère les contenus.

La question qui ne peut plus être ignorée, ressassant pourtant trop souvent cette formule sans y réfléchir plus avant, consiste à savoir si tout peut être dit à tous sans le moindre filtre individuel ou social. En un mot, est-ce cela la fameuse liberté d’expression ? Il est fréquent de nos jours d’entendre dire que cette liberté serait de pouvoir dire ce que l’on veut, à qui, quand et où l’on veut, et qu’empêcher cette expression constituerait de ce fait même une censure.

Des deux termes de cette expression, précisément, il est avant tout question de liberté. Et qui dit liberté, mot chargé de sens s’il en est, devrait semble-t-il préciser un peu de quoi il parle. Or il se trouve que nous faisons la plupart du temps comme si cela était évident et n’avait pas même à être interrogé. La liberté serait ainsi un donné initial, inné, une base commune que nous posséderions tous du fait de notre existence d’être humain, n’ayant aucunement besoin d’être recherchée, précisée, conquise ou acquise. Elle est là, c’est tout. Parler serait faire en quelque sorte usage de sa « liberté » de parole sui generis. Nous n’avons dès lors plus qu’à l’utiliser et pouvons le faire à tout va et à tous vents, dans le sens du courant dominant ou au contraire contre vents et marées, selon notre bon plaisir souverain.

Nous ne serions pas inscrits dans une civilisation donnée, à un moment particulier du cours des générations, du développement de nos propres existences, de courants de pensée majoritaires ou minoritaires, reliés à des citoyens du monde, d’un continent, d’un pays, puisque cela limiterait grandement cette liberté, étant soumis à des usages, des normes, des valeurs et des lois. Il est assez curieux de penser que ceux-là mêmes qui nous disent que nous sommes forcément dépendants de tous ces cadres et de toutes ces restrictions, au point que la liberté du sort que nous pouvons nous faire dans nos existences relèverait de la chimère, soient souvent les mêmes qui se réclament de la plus totale et de la plus parfaite liberté d’expression. Les intellectuels ou leaders d’opinion qui s’expriment ainsi donnent par la même occasion à ceux qui ne se posent pas la question toute licence pour en faire tous les usages possibles et imaginables. Il y aurait donc au moins deux visages à cette fameuse liberté. D’un côté nous ne serions au fond et finalement libres de rien dans cette existence, ce qui ne nous empêcherait nullement d’en faire usage comme de quelque chose que nous aurions en nous d’inaliénable et d’illimité. Voilà qui devrait interroger quelque peu.

Il y a dans tout cela comme un air de confusion. Associer la capacité d’expression au fait que celle-ci serait libre, cela ne se réfère-t-il pas en réalité à un droit à l’expression et à rien d’autre ? Et si c’est cela dont il s’agit, alors il en va comme de tous les droits : ceux-ci sont sujet à restriction dès lors qu’ils enfreignent la loi en vigueur, loi qui ne fait que représenter des normes admises comme traduisant les valeurs et la morale d’une société et d’une civilisation donnée. Droit à l’expression qui doit ainsi être restreint lorsqu’il se manifeste par exemple en incitant à la haine et à l’insurrection violente. Invoquer une intolérable censure contre une soi-disant liberté d’expression dans toutes situations analogues devient ainsi un argument nul et non avenu puisque le droit à l’expression dont il s’agit n’est inaliénable et n’est accepté sans restriction dans aucune civilisation. Il n’y a que chez le petit enfant qu’une telle « liberté » est en principe tolérée, admettant de facto que la centration sur lui-même qui le caractérise, hors de toute capacité à se décentrer, l’empêche encore de tenir compte d’autrui et de ce que peuvent produire sur lui ses « libres » manifestations. Ce qui suggère et évoque du reste les aspects de la régression civilisationnelle narcissique dans laquelle nous sommes plongés aujourd’hui, ce dont témoigne l’utilisation frénétique des médias sociaux et de tant de leurs contenus où la jouissance de l’expression personnelle éclipse la plupart du temps l’intérêt minimum de l’écoute d’autrui.

Quant à savoir si la liberté véritable est innée ou acquise, question qui n’a été qu’effleurée, une réflexion bien sentie à ce propos ne saurait trouver place ici.