Avec mon dernier billet, j’ai abordé le poids des routines qui fait obstacle aux solutions innovantes en situant les premières dans le passé et les secondes vers l’avenir. Cela n’est à vrai dire guère surprenant, mais pourrait prêter à confusion dès lors que cet envahissant passé, on pourrait de façon radicale être tenté d’en faire tabula rasa. Redoutable piège dont j’ai déjà parlé, qui semble dans le vent de l’époque et qui conduit en réalité à reproduire ce passé indéfiniment, sous une forme ou sous une autre, mais dans la plus parfaite inconscience.
Tout ce que l’on ignore en effet de ce passé, qu’il s’agisse de celui de son propre parcours existentiel ou de celui des générations et des civilisations qui nous ont précédées, ne disparaît pas dans la nature mais demeure seulement dans les limbes de l’inconscient, pétrifié dans ce monde de l’ombre d’où il peut tout à loisir régir nos représentations et nos actions sans même que nous nous en rendions compte. Ce faisant, nous hypothéquons lourdement notre liberté, ce qui est probablement recherché par ceux qui prétendent a priori et sans la moindre réflexion à son propos que cette liberté – chérie dans les discours et rejetée dans les faits – est inatteignable, ou qu’elle n’existe pas, ce qui revient au même. Cela revient par la même occasion à ôter une grande part de son intérêt à la recherche de nouveauté véritable et permet de continuer à patauger dans ses routines et à ressasser ses recettes, fussent-elles formellement originales, lourdement décoratives ou inutilement compliquées, telles un interminable ravalement de façade ou un répétitif rafistolage de bouts de ficelle.
Celui qui veut créer du nouveau et non se contenter d’artefacts doit dès lors dépasser les traumatismes personnels ou générationnels qui ne manquent jamais derrière ces oublis ou ces ignorances – sans quoi ceux-ci ou celles-ci n’auraient pas d’objet. Il lui faut ainsi considérer ce qui s’est passé à la lumière et à la recherche d’une conscience élargie (« pleine » dit abusivement le marketing d’une méthode de méditation), ce qui on le sait représente tout un travail. Nouveauté véritable par le dépassement des traumas et de leur oubli, création et solutions pour ouvrir les choix de l’avenir, voilà ce que promeut la psychanalyse sous le terme de sublimation, celle qu’il s’agit de ne pas confondre avec l’idéalisation.
C’est ce que démontre brillamment Janine Chasseguet-Smirgel avec ses travaux d’il y a un demi-siècle sur l’atteinte de la sublimation, et donc de la création de pensées et d’objets nouveaux, par le nécessaire passage au stade génital de la sexualité, au travers de la résolution toujours et inévitablement conflictuelle de l’Œdipe. Et, a contrario, avec son explication du maintien régressif dans l’idéalisation de son propre moi encore impuissant face à la différenciation sexuelle et générationnelle qui a caractérisé ses géniteurs, différenciation qu’elle souligne comme primordiale. C’est en effet en se fixant durablement aux stades prégénitaux (anal en particulier), par ce qu’elle nomme une maladie d’idéalité, refusant de tenir véritablement compte de l’autre comme objet de désir ou comme obstacle à son accomplissement, baignant dans les fantasmes de toute-puissance et d’inconditionnalité, que l’on reste dans la « fabrication » de représentations de soi idéales plus ou moins projetées sur les autres et sur des objets extérieurs. De telles observations semblent assez bien faire écho de nos jours aux constructions autosuffisantes de sa sexualité par la libido narcissique enfin débarrassée de l’encombrant objet, et du sexe génital par la même occasion; tout au moins pour ceux qui s’en font les promoteurs. Cela demanderait des développements, qui ne peuvent trouver place ici, à propos de la morale et des tabous qui mettaient autrefois l’accent sur le déni d’une sexualité infantile, en particulier prégénitale, et qui paraissent aujourd’hui plutôt porter sur la différenciation génitale et générationnelle dont parle cette auteure, et que certains cherchent à réduire de toutes sortes de façons.
Plus généralement, l’on comprend mieux pourquoi l’innovation véritable ne peut reposer que sur les lumières faites sur le passé, qu’il s’agisse de celui de son propre parcours ou de celui des générations et civilisations qui nous ont précédées, et que l’on a toujours intérêt à chercher à connaître. Quand on dit que l’on ne retient pas les leçons de l’histoire, c’est bien de cela dont il s’agit au fond. Et l’on comprend du coup le lien qui peut être fait entre l’ignorance de ces leçons et celle délibérée de son propre vécu, les dirigeants populistes et les dictateurs qui pullulent aujourd’hui présentant sans exception des traits pathologiques à cet égard (suivez mon regard), dont les symptômes ne sont que trop évidents.