C’est généralement au nom du réalisme – la fameuse Realpolitik – que certains se dégagent de leurs responsabilités dans le joli monde des affaires et du politique censé l’encadrer. Et si l’on finit par montrer que cela n’est précisément pas très joli, ceux-ci prétendent que l’on ne peut faire autrement.
Lorsque ce motif de « réalisme » économique et politique est mis en avant pour se déresponsabiliser et agir à sa guise, et pour autant que le brave citoyen-électeur n’en reste pas là, il paraît tout d’abord logique de ne pas se contenter d’une notion que l’on brandit ainsi sans prendre la peine de préciser vraiment de quoi il s’agit. Un peu comme en méritocratie, quand on parle de mérite sans jamais définir de quoi il retourne (ou alors unilatéralement, du point de vue de celui qui tient le couteau par la manche et qui décide qui est ou non méritant selon des critères qui lui sont évidemment favorables). Il vaut donc sans doute la peine de se demander un instant de quelle réalité il est question et, du même coup, de quelle irresponsabilité nous pouvons parler.
En votant prochainement sur une initiative populaire à propos précisément de la responsabilité des entreprises pour protéger l’être humain et l’environnement, nous avons à nous prononcer sur les pratiques des filiales et sous-traitants telles qu’elles sont promues ou couvertes par des multinationales implantées en Suisse, puisque ce sont ces multinationales qui les dirigent ou font affaire avec elles ou eux dans ce vaste monde devenu globalisé. Ceux qui s’opposent à ce texte mettent en avant principalement deux arguments contradictoires: l’on n’aurait tout d’abord pas à imposer quoi que ce soit dans de lointaines contrées ou pays qui se gouvernent eux-mêmes, car cela s’apparenterait à du néocolonialisme (sic); et nous serions ensuite bien seuls dans le concert des nations, comme on dit (concert largement cacophonique de nos jours), à procéder avec une telle vigilance, ce qui, prétendent-ils, rendrait ces entreprises moins concurrentielles.
Je ne m’étends pas ici sur les dommages, mauvais traitements et graves atteintes à la santé allant jusqu’à la mort dont sont trop souvent victimes les habitants et régions où opèrent ces filiales et sous-traitants, car ces mêmes opposants ne les contestent en général pas; ceux qui sont de bonne foi tout au moins. Il importe de souligner quand même que c’est grâce au courageux labeur de personnes ou organisations qui les documentent depuis de longues années, et qui se sont souvent battues contre vents et marées, que ces dégâts sont maintenant largement connus, et pas par le zèle des multinationales en question. Mais venons-en tout d’abord au plaidoyer et aux arguments avancés par les défenseurs de ces entreprises qui refusent toute intervention efficace pour mieux protéger légalement notre commune humanité et l’habitat que nous partageons sur cette planète.
L’argument du néocolonialisme est d’une telle ineptie qu’il se discrédite de lui-même. Ce qui serait grave, selon ses portes-parole, ce n’est pas le colonialisme d’affaire, qui utilise la pauvreté de régions entières, exploitant les personnes victimes de régimes souvent autoritaires, les faibles, les enfants, pour produire des marchandises à coûts minimaux afin de satisfaire en priorité les actionnaires dans les pays dits riches (ici aussi, certains sont riches sur le dos de ceux qui doivent être assez heureux qu’on leur consente un travail avec un petit salaire), non! Ce qui est grave, ce serait le prétendu colonialisme juridique dont les répercussions sont pourtant prévues là où ces entreprises sont établies, c’est-à-dire en Suisse! Le plus simple est de ne pas avoir à tenir compte des conditions humaines et environnementales dans lesquelles produisent ces entreprises, ou le moins possible, et l’on n’a donc pas à négocier des contrats moins destructeurs, ou à intervenir légalement pour les faire respecter, ce qui correspond à la position de ceux pour qui il est toujours « irréaliste » d’avoir à changer et à évoluer vers plus de justice ou moins de scandales. Et puis, pour le second argument, si l’on regarde du côté des autres pays pour voir comment ils procèdent eux-mêmes, constatant avec un certain soulagement qu’ils ne font rien à ce propos, ce qui permet de le mettre en avant, n’est-ce pas parce que si, au contraire, ils agissaient, on se sentirait davantage contraints de faire quelque chose et d’intervenir nous aussi, annulant du même coup l’argument précédent?
Il existe heureusement des entrepreneurs multinationaux suisses qui soutiennent cette initiative, montrant que l’on peut parfaitement être concurrentiel avec un sens de l’humanité et de cette terre dont d’autres semblent singulièrement dépourvus. Il convient pour cela d’ouvrir les yeux et de se préoccuper d’éthique et de morale sociales et environnementales, ce qui demande évidemment un supplément d’investissement personnel et un intérêt assumé pour autrui et la planète sur laquelle nous vivons.
Pour en venir au fameux réalisme proclamé comme s’il allait de soi, on constate ainsi qu’être réaliste peut se référer à des situations et des mises en œuvre avec des visées bien différentes. Qu’il s’agisse de mettre de la rationalité dans nos démarches existentielles, en particulier celles qui favorisent la vie en commun, en prenant conscience du monde dans lequel nous vivons et que nous façonnons par nos décisions politiques, comme il convient en démocratie, cela fait en général plus ou moins consensus. Mais cette rationalité et les politiques censées la mettre en œuvre peuvent se fonder sur des sentiments visant un altruisme doublement gagnant, selon une logique de bénéfices réciproques en termes de justice et de bien-être, cherchant à promouvoir cette réalité-ci; ou alors se fonder sur des simulacres ou des faux semblants compassionnels, faits de discours et non de faits, qui servent à masquer la soif de pouvoir, de possessions et de bénéfices principalement financiers, mettant en évidence cette réalité-là. Cette dernière, on le sait, conduit systématiquement à une distribution inégalitaire délibérée des revenus et des moyens d’existence. On atteint du reste bien là le fond du problème, à l’échelle des continents et des régions du monde ou à celle de nos sociétés dites développées qui ne sont certes pas privilégiées pour tout le monde.
Dans les faits, soit ce fameux réalisme favorise une plus juste distribution des revenus en fonction des besoins essentiels, soit il promeut – sous couvert de prime au mérite auto-déclaré – une accumulation de capital chez une minorité de plus en plus riche tandis qu’une part importante de la population s’appauvrit toujours davantage. Que les enrichis en question ne veuillent se sentir redevables en rien des conditions de vie de ceux qui les enrichissent, en cachant leur irresponsabilité derrière des régimes et organismes qui leur ont ouvert leurs terrains d’exploitation et leurs marchés (eux-mêmes cherchant bien entendu à en récolter quelques dividendes au passage), voilà qui ressemble fort au comble de l’injustice, dans le cadre du nouveau colonialisme financier et industriel mondialisé. Et que certains de nos représentants politiques défendent une telle position laisse évidemment plus que songeur. Cela se comprend néanmoins si l’on remarque au passage qu’étant celle des nantis et des politiciens qui les soutiennent, cette position rassemble les uns et les autres qui sont finalement assez souvent les mêmes à un moment ou à un autre de leurs parcours (*).
Voilà pourquoi il importe de voter OUI à l’initiative de novembre, comme un cadeau de Noël avant-coureur que l’on se ferait d’abord à soi-même, en citoyen-ne-s qui prenons la mesure de nos responsabilités tout en faisant joyeusement la nique aux irresponsables de cette politique prétendument réaliste.
À bon entendeur !
(*) Il suffit de penser à celui, richissime ancien conseiller fédéral, qui, avec un comble de cynisme, réclame des arriérés de pension de la Confédération à propos desquelles – la pension et la Confédération – il a tout un temps manifesté le plus copieux mépris.