Le langage populaire considère le rêve, aussi bien que le désir du reste et l’on sait à quel point les deux sont liés, comme opposé à la réalité. On ignore généralement de quoi l’on parle vraiment avec le premier mais, pour ce qui est de la réalité, aucun doute : elle se résume tout entière à ce qui nous est extérieur, ce sur quoi l’on n’a pas prise, ce qui s’impose à nous que nous le voulions ou non.
La réalité, donc, à laquelle on dit que tout nous ramène et que tout s’y résout, est aussitôt évidente, au moins depuis l’époque moderne et contemporaine. (Je note à ce propos que ceux qui me lisent et me connaissent savent à quel point la notion d’évidence, surtout quand elle est accolée à une prétendue « vérité », me fait dresser le sourcil et tendre l’oreille, comme il en va de toute idée reçue, mais c’est une autre question.) Quant au rêve, pour autant que l’on s’en souvienne et que l’on y prête attention, il est bien trop décousu pour que nous cherchions à le comprendre, nous laissant plus souvent qu’à son tour un arrière-goût amer ou dérangeant. On prétend donc que l’on peut « vivre avec », ce qui revient à dire que l’on se contente de « faire sans ». S’il est une chose dont nous nous accommodons en effet sans trop de difficulté dans le cours de nos existences, c’est de laisser coexister les contradictions les plus flagrantes, reflet de notre inconscient, de préférence quand elles ne sont pas perçues ou nommées comme telles.
Vu que, en y regardant de plus près, celles-ci ne sont souvent qu’apparentes, et pour en revenir à la supposée opposition entre rêve et réalité, j’en propose ici une radicale, avant de l’illustrer : et si c’était le rêve qui permettait d’accéder à la réalité ?! Il s’agit bien entendu, pour en juger, de s’intéresser d’un peu plus près à ce fameux monde onirique.
Avec son film passionnant et magnifique dans son habillage tout de noir et de blanc aux lumières travaillées, « Spellbound » (en français La Maison du Dr Edwardes), porté par la belle Ingrid Bergman et malgré le transparent Gregory Peck, le grand Alfred Hitchcock nous en propose une significative démonstration. Je relève au préalable que le scénario original n’a pratiquement plus rien à voir avec le roman de Francis Beeding sur lequel il se fondait au départ, « The House of Dr Edwardes », plutôt porté sur la démonologie et les messes noires se déroulant dans un asile d’aliénés. L’intrigue du film repose pour sa part sur la psychanalyse, et elle est faite en de nombreuses séquences d’un sympathique didactisme hollywoodien propre à l’époque, tourné de façon appuyée vers le spectateur. L’œuvre est surtout d’une profondeur inespérée sur le fond, avec les enjeux de la culpabilité parfaitement éclairés, et concernant la technique, avec le travail sur le rêve qui permet d’accéder aux pensées inconscientes.
Je détaille le moins possible ici l’intrigue, laissant la joie de la découverte à ceux qui ne la connaîtraient pas. Il suffit de savoir que la psychanalyste Constance Petersen, éprise du supposé Dr Edwardes, médecin amnésique s’accusant d’un meurtre, permettra à ce dernier – avec l’aide du vieil analyste qui a formé Constance la bien nommée (sorte de Freud de cinéma en plus jovial) – de retrouver la scène traumatique à l’origine de son sentiment de culpabilité et de l’amnésie qui doit en empêcher l’accès, après avoir revécu la séquence récente à ski ayant conduit au meurtre.
Le rêve, qui constitue le pivot du film et conduit à son dénouement, est mystérieux à souhait, comme il en va toujours de ses pensées manifestes qui laissent leurs traces mnésiques. Il est du reste remarquablement illustré par Salvador Dali, auteur de ces séquences, entremêlant images symboliques et fragments de vécu déformé comme il convient à un rêve. L’analyse du contenu de ce rêve permet à Constance-Bergman et au vieil analyste de trouver les personnes véritables qui se sont rencontrées à New York (la clinique psychiatrique et les scènes sur les pentes neigeuses se situant dans les montagnes du Vermont) : le médecin amnésique, le véritable Dr Edwardes assassiné et le directeur de la maison qui devait être remplacé par celui-ci, ainsi que de comprendre le résultat de leurs tractations, mettant sur la piste du meurtrier. Au médecin amnésique qui rétorque à Constance que les jurés d’un tribunal qui ne manqueront pas de le juger coupable se moqueront bien d’un rêve présenté en guise de preuve, celle-ci répond tranquillement qu’à l’établissement des faits réels que l’analyse du rêve a permis, il suffira d’ajouter les témoignages de ceux qui n’ont pas manqué d’assister à la rencontre dans le club new yorkais, comme de ceux qui ont dû fréquenter les pistes de ski où le drame s’est véritablement joué. Tels que nous les présente le cinéaste, cette actrice, pardon le personnage de cette psychanalyste, est jusqu’au bout magnifique, en plus d’être admirable de confiance et de persévérance, surtout face à son amnésique infantile et falot ; traumatisé certes, mais falot.
Ainsi, le rêve a-t-il permis d’accéder à la réalité de ce qui s’est tramé, et que l’amnésie du supposé Dr Edwardes liée à son traumatisme familial infantile empêchait de retrouver. Je résiste à la tentation d’en dire plus, m’en tenant à ce qui est approprié à la compréhension du propos. J’espère, pour conclure cette brève histoire, avoir suffisamment clairement exemplifié l’apparent paradoxe, tout en ayant non moins suffisamment ramassé, condensé, déplacé certains éléments de l’intrigue du film qui l’illustre – clin d’œil au travail du rêve qui passe ainsi du contenu latent au contenu manifeste ! – pour que le plaisir de le voir ou de le revoir demeure intact.