Politique fiction

Un fragment de rêve me voit en scène avec d’anciennes connaissances qui parlent entre elles des rouages et du fonctionnement des institutions, qu’elles connaissent de l’intérieur, à propos d’un tel que je connais aussi, utilisant force anglicismes empruntés aux sciences politiques et à l’administration. Lorsque j’essaie d’intervenir pour évoquer la personnalité et les motivations de l’individu en question, aucune attention n’est prêtée à ce que je dis et je réalise que nous ne parlons pas la même langue.

Le rêve est évidemment plus complet et conduit sur d’autres chemins et à mon vécu présent, mais c’est cette partie qui revient avec insistance lorsque j’y repense après le réveil. Indépendamment de l’analyse du rêve, ces pensées me font dériver sur le rôle et l’importance du politique dans nos existences. Quand je précise « du politique », c’est avec le souci de la chose publique ou du bien commun en même temps que de la personne qui peut l’incarner, cherchant donc à éviter la trop exclusive abstraction de « la politique » aussi bien que la seule personnalisation de ce que l’on appelle parfois le personnel politique.

Reconnaissons-le d’emblée, en général on aime bien parler politique et, plus rarement, faire de la politique, tout au moins de façon formelle. À celui qui prétend s’en tenir à distance, on rétorque justement que si lui ne s’y intéresse pas, elle – c’est-à-dire ceux et celles qui en font d’une façon ou d’une autre, publique ou privée – s’intéresse à lui. Parler de politique, c’est aborder tout ce qui nous concerne en matière d’organisation de la vie en société, et ce n’est pas rien. Les différentes branches des exécutifs, ministères, secrétariats d’état, départements, services ou offices nous montrent assez tous les contenus que l’on a trouvé bon de définir, organiser et faire fonctionner pour assurer aux citoyens la moins mauvaise gestion de ce bien commun par cette chose publique (res publica), avec tous les rapports de forces et toutes les divergences d’opinions qui y ont cours, notamment au moment de la définition législative de cette organisation, mais aussi lorsque des décisions judiciaires doivent s’y appliquer. Il y a bien sûr là matière à d’interminables discussions, mais aussi à des décisions qui fixent pour un temps toutes ces dispositions, avant de les voir changer à nouveau. À choisir, Sisyphe préférerait sans doute s’en tenir à son rocher.

Il y a aussi un autre niveau de l’intérêt pour le politique qui parfois nous amuse, parfois nous consterne, en tous les cas nous distrait, c’est celui qui, loin d’investiguer sérieusement les tenants et aboutissants de tous ces contenus qui font notre existence de tous les jours, s’en tient à un métadiscours sur comment cela fonctionne, qui fait quoi, qui va succéder à qui, comment s’entendent et s’accordent ou s’opposent les groupes et les partis, quels sont les faits et gestes des uns et des autres. C’est ce que l’on appelle couramment la « politique politicienne » (*). Les différents médias s’en font en général des choux gras, affirmant non sans raison que cela nous intéresse, et faisant sans trop de peine parler ce fameux personnel politique qui s’y recrute précisément parce qu’il apprécie de parler, de se faire connaître, de convaincre, et si possible élire ou réélire. Avec la réduction des moyens de ces médias, la tendance est du reste d’en faire de plus en plus à ce niveau, nettement moins exigeant et coûteux que les toujours longues et pénibles enquêtes sur les enjeux et finalités qui fondent directement les contenus de nos existences de citoyens rapportés aux politiques censées les mettre en œuvre, ainsi que le faisaient et que le font encore cependant certains journalistes et reporters d’investigation.

Mais qu’en est-il de ce politique dans nos existences concrètes et dans nos trajectoires de vie en tant que personne, homme ou femme, et non seulement comme citoyen ? Là, on arrive très vite à un silence radio ou tv, admettant que le politique n’a pas à chercher un sens à l’existence et qu’il faut se situer au-delà pour commencer à s’y intéresser. C’est à ce point qu’il s’agit d’emprunter une autre langue, celle qui part du sujet, de tous les sujets, humains ou d’actualité, mais en y portant réflexion avec pour objectif de produire du sens en questionnant les apparences et les idées reçues, brassant résolument toutes valeurs humanistes qui sont nécessairement liées à des sentiments et à du vécu. Il est alors question d’autre chose que de commenter ce qui apparaît à la surface – superstructure, disait déjà Marx – ou de le décrire inlassablement. Lorsqu’on se contente de le faire, du reste, on admet parfois qu’il faut bien commencer quelque part avant d’aller plus loin, ce que trop souvent, hélas, on se dépêche ensuite d’oublier.

C’est très exactement à partir de là que, sans en avoir le monopole, le politique devient et reste une fiction dans nos vies, lorsqu’on se situe au-delà des problèmes de survie et de coexistence qui, je le redis, ne sont pas rien et méritent bien entendu que l’on s’y intéresse de près.


(*) Un peu comme, de nos jours, les commentateurs qui ne sont pas des critiques (c’est trop long et ça intéresse apparemment peu) parlent plus volontiers des acteurs et de l’ambiance du tournage que du véritable contenu du film – on n’ose plus dire du message – ou des caractéristiques cinématographiques de la réalisation, pratiquant une véritable critique.