La dépendance et ses contes de fées

Vue dans la vitrine d’un kiosque de gare, avec le succès que cela suppose, la couverture d’un des nombreux livres de développement personnel qui fleurissent de nos jours. J’en ai oublié le titre, genre recette, mais ai été aussitôt frappé par le sous-titre : « éloge de l’interdépendance ». L’un des auteurs, dont j’ai déjà entendu les propos, m’a fait alors penser à ces altruistes professionnels que j’évoque à la fin de l’un de mes articles publiés ici même (L’expérience des autres).

Je sais bien que, à choisir, on préfère normalement la conversation de ceux qui se préoccupent de développement, qu’il soit personnel, durable ou autre, plutôt que les gazouillis ou les croassements des manipulateurs narcissiques de tous poils qui prolifèrent encore plus rapidement que les premiers. Il n’est pas inconvenant, cependant, d’être un peu plus exigeant avec ceux dont on attend davantage. Et je suis toujours interloqué que quelqu’un qui est censé avoir effectué un travail approfondi sur lui-même puisse chercher à rendre si sublimement désirable une quelconque dépendance, fût-elle réciproque (on connaît les ravages des névroses complémentaires qui maintiennent les relations soudées, parfois fusionnelles, dans le couple en particulier). Que le premier sociologue ou psychologue académique venu qui n’a pas effectué un tel travail sur lui et qui se complait dans l’abstraction prétende indépassable l’interdépendance en société, dans les groupes, entre conjoints ou amis, en nous décrivant en détail leurs multiples déclinaisons, on le conçoit sans peine. Mais que celui qui prétend aider les autres dans leur développement personnel puisse leur dire qu’ils ne sortiront pas de la dépendance, voilà qui implique une responsabilité clairement plus aiguë.

Étant donné que cette question est abordée, sous divers angles, dans une dizaine des billets ou articles de ce blog (il suffit de taper ce terme dans la recherche pour s’en convaincre), sans parler de mes livres, je me contente ici d’un bref survol.

Les altruistes professionnels du développement personnel qui nous font l’éloge de l’interdépendance ne nous parlent en réalité pas du désir pour autrui, mais façonnent cet autrui à la mesure de leur propre désir de rester dans la dépendance qu’ils ont eux-mêmes décrétée indépassable, celle à l’égard des géniteurs ou de ceux qui en tiennent lieu à l’origine (un autre parle d’ailleurs du soi-disant « instinct maternel » comme d’un modèle du genre). C’est à peu près le même raisonnement qui prévaut dans le cas d’une forme de thérapie, dite « systémique », qui peut certes donner des coups de main passagers, pour respirer un peu dans un meilleur équilibre, mais qui oublie fondamentalement que le changement véritablement libre est personnel, non familial. On reste alors précisément dans cette fameuse interdépendance, dont le besoin de rééquilibrage devrait suffisamment faire sentir les précaires origines – qui reviendront à la surface à la moindre occasion – si on se donnait la peine de s’y intéresser vraiment, ce qu’un tel cadre ne permet pas.

Je rappelle donc qu’après la dépendance inévitable de la petite enfance, ainsi que la contre-dépendance qui la suit quand on découvre le pouvoir de dire systématiquement non, d’une façon réactive qui signe encore la dépendance, on aboutit normalement à la découverte du désir pour l’autre qui s’accompagne de l’acceptation d’un éventuel rejet qui ne nous condamne à rien du tout. C’est précisément ce choix de désirer – plutôt que d’attendre d’être aimé ! (*) – et cette faculté de pouvoir accepter le possible rejet qui permettent la liberté typique de l’état adulte. On cesse alors de faire de notre condition de mortel un épouvantail, marquant la solitude du sceau de l’infamie. Finitude et solitude qui rappellent un insupportable abandon originaire projeté sur l’avenir censé l’accomplir définitivement, ce que certains croient éviter en faisant l’apologie de l’enfant qui subsiste en eux, pour mieux tourner en rond.

Aucun désir accompli ne peut se réaliser dans une quelconque forme de dépendance, sauf à confondre le désir avec de l’attachement, dont je précise que si on lui donne si fréquemment le masque de l’amour, c’est simplement pour le rendre présentable ou fréquentable. C’est à partir de cette indépendance si chèrement et difficilement conquise au travers des conflits, ce qui n’est certes pas très vendeur, que l’on peut véritablement collaborer, s’aider, s’ouvrir et aussi accepter l’aide qui vient d’autrui, mais en toute liberté, au-delà des ritournelles à bons sentiments et des contes de fées de la petite enfance.


(*) Dans la parole finale de leur œuvre aux accents souvent inspirés, les Beatles ne chantaient-ils pas « and in the end, the love you take is equal to the love you make » (l’amour que tu prends – reçois – correspond à l’amour que tu fais – donnes).