Labeur et l’argent du beurre

Fournir une certaine somme de travail, régulièrement de préférence, plus ou moins rémunéré, plus ou moins apprécié, dans un cadre publique ou privé, professionnel ou avec ses proches, permet toujours à celui ou à celle qui s’y adonne de montrer à autrui, et d’abord à soi-même, que l’on assume son existence. C’est au moins cette reconnaissance que l’on cherche, à défaut de donner un sens à cette existence, ce qui est plus facile à invoquer que d’y travailler véritablement (j’ignore ici délibérément les snobs qui nous disent qu’un tel sens ne les intéresse pas). Avec ce travail, le but que l’on poursuit en premier lieu revient donc à produire quelque chose qui la permet concrètement, mais aussi qui justifie l’existence.

L’attente d’autrui et de soi-même par rapport à une telle production est bien sûr la plus évidente quand il y a en échange une rémunération, sous quelque forme que ce soit, pécuniaire la plupart du temps. Quand on y réfléchit, elle est pourtant présente dans tous les domaines et à toutes les étapes, à l’exception notable de la petite enfance où c’est l’apprentissage par le jeu qui prédomine. Même âgés, on continue de fournir un certain travail pour autrui et pour soi, d’une façon ou d’une autre, sauf à la dernière extrémité évidemment. Du reste, si l’existence consiste à travailler jusqu’au bout de celle-ci, ne serait-ce qu’en se levant tous les jours pour vaquer à diverses occupations, on plaint ou on stigmatise aussitôt ceux qui, trop faibles, malades ou déprimés, ne parviennent pas même à ce minimum vital.

Cela ne nous empêche pas d’imaginer, dans des rêveries plus ou moins conscientes, qu’un jour, une fois, quand la somme finale de travail sera considérée comme atteinte, on pourra en être exempté et que l’on n’aura plus qu’à en récolter les fruits. On pourra alors en jouir complètement sans plus d’efforts, bénéficiant du produit de son travail sans avoir à en fournir. Un peu comme dans les publicités de jeux d’argent qui nous font miroiter une rente à vie qui correspondrait ipso facto à demeurer perpétuellement sur une île paradisiaque, étendus sur une chaise longue les doigts de pied en éventail. Nous voulons d’une certaine façon y croire même quand nous disons savoir que cela ne se passe pas ainsi ou que nous n’en voudrions pas vraiment.

En considérant les extrêmes, on peut bien sûr faire d’une telle perspective laborieuse une condamnation aux travaux forcés ou une exaltante aventure créatrice. Le pénible ne peut toutefois jamais en être entièrement soustrait, pas plus semble-t-il que l’on ne dissipe les fantasmes compensateurs qui visent à l’abolition complète et définitive de cette peine.

Il vaut mieux savoir ce qu’il en est en réalité, s’en faire une raison comme on dit, mais dans le sens véritable de raison, pas de résignation plus ou moins plaintive, et admettre qu’une telle peine est consubstantielle à l’existence. S’il ne s’agissait pas de labeur, on pourrait dire que c’est la règle du jeu.

Pour ma part, un tel constat suffit déjà pour me poser des questions sur le sens d’une existence qui implique une telle exigence, sur son origine, sa fin, et tout ce qui s’ensuit, ce que je réalise bien sûr en fournissant un certain travail.