La nouvelle censure

L’assaut de bons sentiments, la force de la conviction, la certitude personnelle ou collective de légitimité à défendre une cause, toujours enracinés à un moment de l’histoire et dans une civilisation donnée, semblent conférer à certains mouvements actuels un droit non seulement à juger mais à condamner à divers traitements médiatiques ou physiques ceux qui leurs paraissent coupables, et qui bien entendu ne partagent pas leur vision du monde.

Dans une récente tribune au journal Le Monde, l’essayiste, romancière et universitaire française Belinda Cannone rappelle en particulier que « on ne saurait admettre qu’Internet, où éclosent les procureurs de tout poil, tienne lieu de tribunal ». Elle ajoute que, « échappant à tout cadre légal ou judiciaire, la volonté de censure s’est amplifiée et [qu’]elle se manifeste à la fois sur les réseaux sociaux et au travers d’actions directes », précisant que « c’est à chaque fois la culture, le savoir et le débat qui furent attaqués, et à chaque fois la vertu qui cautionna les atteintes à la liberté ». Les exemples mentionnés sont empruntés au théâtre (empêchement d’une représentation à la Sorbonne de la tragédie d’Eschyle « Les suppliantes »), à la philosophie (menaces et annulation d’une conférence de Sylviane Agacinski sur « la reproductibilité de l’être humain » à l’université de Bordeaux), à l’édition d’un livre politique (conférence de François Hollande à l’université de Lille supprimée suite à des scènes de livres piétinés, déchirés et jetés), enfin au cinéma (annulations de projections du film « J’accuse » de Roman Polanski sous diverses menaces). J’y ajoute pour ma part les différents caillassages de boucheries largement médiatisés, en particulier en Suisse romande.

Comme je l’ai écrit dans une récente affiche critique [ Dazibao#39 ], lorsque la nouvelle censure prend le masque de la morale du jour, la brandissant comme toujours telle l’expression de l’éternelle vérité, pour empêcher la libre expression et le débat contradictoire, il y a de quoi être alerté. Ce qui inquiète en particulier dans cette nouvelle tyrannie, c’est que ses protagonistes semblent ne pas même voir en quoi leurs actions seraient liberticides puisque leurs sentiments sont les bons, leur certitude la seule défendable et leur cause la vraie juste cause évidemment. Et que, en conséquence, leurs adversaires n’ont pas de raison d’avoir droit à la parole pour se défendre (ils n’ont du reste aucune envie de les écouter), et eux-mêmes pas besoin de décisions de justice pour agir puisqu’ils savent déjà ce qui est juste.

De tels comportements autocentrés et référencés font inévitablement penser aux besoins d’affirmation et d’opposition systématique d’un certain moment précoce de l’existence où l’échange et le dialogue n’ont pas encore pu prendre place, seul le besoin de faire la sienne à tout prix envahissant l’horizon. On peut concéder à ces mouvements et individus actuels, souvent de jeunes adultes ou des adultes encore jeunes, qu’ils sont à bonne école et qu’ils sont hélas loin d’être les seuls à faire violence à autrui sous couvert de lui faire partager la vérité. C’est même une pratique largement répandue chez de plus en plus de politiques, mais ce fait ne constitue en rien une justification. Que l’on soit resté fixé à un certain stade du développement ou qu’on y régresse fiévreusement, on est devenu adulte ou on ne l’est pas encore en effet et, dans le premier cas, on assume la plénitude de ses actes, notamment devant la justice.