Un monde fou !

« Un monde fou ! » exprime ou même exclame le fait qu’une grande quantité d’individus sont rassemblés en un point et à un moment donnés que l’on n’attendait pas forcément, peut-être parce qu’elle n’a rien de naturel ou d’évident. Que la qualification évoquant la folie y soit associée a sans doute également ses raisons.

On connaît les pénétrantes études sur les foules, en particulier celle de Gustave Le Bon en psychologie sociale, reprise et complétée en y associant celui qui en parle nécessairement – la foule n’a en effet pas de parole – par Sigmund Freud dans sa « psychologie des masses et analyse du moi ». L’on sait depuis lors ce qu’il en est de l’identification et de la projection dans les autres qui y a cours pour les individus qui la constituent (*), et y abandonnent leur responsabilité personnelle par la même occasion. Quand on en considère les conséquences en termes d’intelligence collective, ce n’est à vrai dire pas très rassurant. Les sentiments éprouvés dans une foule peuvent bien être joyeux, comme lors d’un concert de musique populaire, ils n’en sont pas moins versatiles et peuvent à tout moment basculer dans des éclats hystériques par définition incontrôlés.

À l’occasion d’un séminaire universitaire de psychologie sociale, j’avais transcris ma propre observation des modifications intervenant au milieu d’une foule rassemblée pour un concert en plein air, passant de l’attention en général bienveillante qui est portée à son voisinage tant qu’il fait jour à un manque complet de considération pour autrui dès lors qu’il fait nuit, la transition s’opérant « doucement » avec la tombée progressive de celle-ci. Il y a bien sûr aussi des foules volontairement rassemblées dans un but de destruction, ou au contraire manifestant des intentions contestataires constructives. Au moment même de son rassemblement, la foule n’inspire cependant guère confiance et il n’y a pas lieu de s’en étonner.

Sans s’abandonner à la phobie de tels rassemblements de masse, auxquels il semble parfois difficile d’échapper et qui permettent aussi de faire pression sur l’opinion publique, on peut clairement préférer la rencontre du petit groupe plus ou moins choisi, la compagnie de quelques uns ou de couples pour se sentir dans des affinités ou même des échanges plus ou moins chaleureux, parfois conflictuels ou vifs, mais pouvant se discuter ; et donc avec une parole retrouvée plutôt que par les seuls slogans ou vociférations.

De façon tout à fait générale, on fait comme si ce grégarisme allait de soi et traduisait une tendance tellement évidente des individus envers les autres qu’elle n’aurait pas même à être questionnée. Si cet élan trouve effectivement son origine dans l’inouïe sensation physique et émotionnelle éprouvée avec le corps maternel ainsi qu’avec la parole plus ou moins distincte des deux parents à la naissance (à ma connaissance, l’homme et la femme ne sont sur ce plan pas encore interchangeables malgré l’ambiance de l’époque), il trouve sa limite dans le constat fait par ma belle-mère avec la sagesse qui lui est propre selon lequel on meurt toujours seul. Même entourés, je dirai pour ma part que naissance et mort sont vécues d’abord avec soi-même, nimbée dans l’amnésie infantile pour la première, plus ou moins pensée et admise par l’adulte pour la seconde. C’est sans doute la raison pour laquelle, loin de la foule mais aussi du groupe et même du couple (**), la méditation reste une activité si éminemment personnelle ; en l’occurrence pour méditer sur la folie du monde.


(*) Parfois par ceux qui la commentent en lui conférant une vie propre avec le plus grand sérieux professionnel et dans la plus profonde abstraction, je parle en particulier des sociologues.

(**) À vrai dire surtout du couple, là où les fantasmes fusionnels des plus répandus trouvent un développement ordinaire et quotidien que la foule ne lui dispute certainement pas.