Le mot et la chose, ou la tactique « comme si »

Lu récemment un article documenté à propos du tabou sur l’utilisation de « nigger » (prononcé « nigga ») aux USA, terme qui ne peut être dit et n’est acceptable que de façon allusive, avec le vocable « n-word » ! Tout le monde sait alors de qui l’on parle, et du fait qu’on en parle avec le mot dévalorisant et raciste qui a longtemps été utilisé par ceux qui ont exploité les noirs, que l’on appelait ici les nègres, avec le plus parfait mépris. Peu importe pourquoi on l’utilise, pour rappeler quelle réalité, avec quelle finalité, puisque le mot lui-même ne doit tout simplement pas être utilisé : il est tabou. Cela n’empêche bien sûr pas que le racisme à leur encontre continue à être largement présent sous toutes ses formes, de l’évitement au meurtre légalisé par la police en passant par l’exclusion de pans entiers de l’existence et de la réussite sociale pour le plus grand nombre d’entre eux, mais les noirs doivent AVANT TOUT être nommés par le vocable socialement et politiquement correct qui leur est reconnu.

Dans la mesure où cela traduirait le respect correspondant de la personne, il n’y aurait rien à dire et l’on ne peut qu’être d’accord avec le fait qu’un mot approprié recouvre la chose effective. Mais que dire de ceux qui poussent des cris d’orfraie à l’encontre du mot bien davantage que contre les actions dégradantes et violentes qui se multiplient et tendent du même coup à se banaliser ? On se concentre alors sur le mot à éviter au détriment de la chose à ne pas faire, ce qui est toujours le début de l’hypocrisie.

Cela m’a fait penser à la tactique très largement utilisée consistant à faire « comme si » à propos de tout ce que l’on cherche à oublier, plus précisément à éviter d’avoir présent à l’esprit, parce que cela nous dérange ou ne cadre pas avec l’idée que l’on veut se faire se soi. On fait pour cela comme si ça n’existait pas ; comme si ce que l’on ne nomme pas n’existait pas. Ou, à l’inverse, comme si ce que l’on nomme d’une certaine façon correspondait par là même forcément à la chose. Qu’il s’agisse de conflits et de violences au quotidien, de haine la plus banale à la plus extrême, de la mort même, quand on ne les dit pas, on se fait croire qu’ils ou elles n’existent pas ; ce qui revient à dire – et c’est cela qui nous paraît tellement pratique et commode – que ces états, sentiments et pensées désagréables n’existeraient que dès lors qu’on les nomme. Il suffit donc d’éviter de le faire, et le tour est joué !

Il subsiste cependant une difficulté de principe et de fait dans cet exercice de l’évitement ou de l’oubli : dire ou faire « comme si » implique que l’on sait au départ que ce que l’on écarte ainsi existe bel et bien, sans quoi ce subterfuge serait inutile. Et il n’est pas difficile de voir que ce moyen conduit ipso facto ce quelque chose à agir tout à loisir depuis l’ombre d’où l’on souhaiterait qu’il ne sorte pas. Il peut alors rester tapi dans l’inconscience où l’on n’exerce plus aucun contrôle sur lui, et c’est bien là tout le problème.