Jamais avare d’une outrecuidance impérialiste, le gouvernement des États-Unis, et peu importe à ce propos qu’il soit républicain ou démocrate, vient de réclamer les recettes de l’autobiographie d’Edward Snowden le jour même de sa sortie. Avec un cynisme qui ne le cède en rien au mépris de ses propres concitoyens, et cela dans le pays du capitalisme le plus éhonté, qu’il soit financier ou industriel, un responsable du ministère de la justice de ce pays a prétendu ne « pas permettre à des individus de s’enrichir aux dépens des États-Unis » (AFP) ! Et cela, en faisant référence au contrat qui lierait Snowden à ses anciens employeurs, violant des clauses de confidentialité, et prétendant qu’il aurait dû soumettre le manuscrit à ceux-ci, rien de moins. Évoquer la confidentialité !? Réclamer des royalties !? Dans un tel contexte, on croit rêver.
Est-il utile de rappeler que l’ancien collaborateur de la NSA et de la CIA, esprit fort et citoyen courageux, a pris en 2013 le risque de bouleverser son existence entière pour révéler au monde ce que ce brillant informaticien et ses collègues contribuaient à mettre en place dans le plus grand secret pour une surveillance algorithmique généralisée des communications privées des individus, et ce par des pouvoirs démocratiquement élus et avec la complicité active des plus grandes entreprises, qu’il s’agisse de téléphonie ou d’internet ? Cette gigantesque mise en surveillance paranoïaque ne consistait bien sûr pas le moins du monde à violer massivement la confidentialité ni la vie privée des individus, pensez donc ! Réagissant à ce dernier épisode à l’occasion de la sortie de son livre qui s’appelle précisément « Permanent record », et avec l’humour très britannique que suggère son patronyme, Snowden a précisé qu’il était difficile d’imaginer une meilleure attestation d’authenticité [de ce qu’il a produit et montré] qu’une plainte du gouvernement américain. N’oublions pas, cependant, que derrière la pudeur humoristique de l’homme se cache une souffrance de l’exil non choisi sur laquelle les gouvernements laquais de Washington ferment les yeux en même temps que leur porte à toute demande d’asile, explicite – récemment la France – ou implicite.
Pour parler des réactions de nous autres citoyens, alors que certains applaudissent le héro des temps modernes, d’autres affichent un scepticisme marqué quand ce n’est pas leur réprobation ; beaucoup semblent se contenter d’un haussement d’épaules. Dans le monde confus où nous vivons tant bien que mal, avec les lourdes menaces qui pèsent sur notre commune humanité, au présent et à terme, il est fréquent de relativiser toute nouvelle plus ou moins dérangeante pour se protéger par divers moyens de défense. C’est en particulier le cas par rapport à ceux que l’on appelle des lanceurs d’alerte, qui mettent les secrets bien gardés au grand jour, et l’on sait ce que les secrets peuvent par définition contenir de dérangeant. Il importe de préciser aussitôt, et de façon générale, que le fait de se protéger peut être honorable lorsque le dérangement consécutif à une révélation, même documentée et vérifiable, est jugé insupportable par celui qui préfère alors le déni ; on se cantonne ainsi dans un « je ne veux pas le savoir » qui ne dit pas son nom, sachant que personne de raisonnable ne jettera la pierre à quiconque à ce propos. Il suffit du reste, à l’extrême, de penser à la catégorie particulière, originaire et parfois écrasante des toujours violents secrets de famille, qui continuent de véhiculer leurs cortèges de symptômes et leurs profondes souffrances pathétiquement masquées au fil des générations tant qu’ils ne sont pas mis au jour. Si une telle recherche de protection est donc en soi compréhensible, le verrouillage du déni par son complément réactif de la menace ou de l’agression contre le malheureux messager qui pointe la mauvaise nouvelle ne peut en revanche, évidemment, être légitimé en aucune façon.
« CitizenFour », le documentaire des plus édifiant (et oscarisé) de Laura Poitras, filmant en direct les révélations d’Edward Snowden avec l’aide du journaliste Glenn Greenwald, montre de façon simple et forte quel est le prix du courage, mais aussi le bénéfice de la liberté intérieure brandie contre la puissante oppression des pouvoirs établis qui jouent sur la peur des individus. Ce film, dont le relatif succès n’a pas été à la hauteur de ses enjeux citoyens et démocratiques pourtant clairement mis en évidence, a parfois été dédaigné par certains qui ont du même coup cherché à banaliser la massive attaque contre la vie privée dénoncée par le jeune américain. Qu’un tel dédain relève d’une mise à distance qui permet d’ignorer ce dans quoi on vit quotidiennement, avec son smartphone et avec internet, et que l’on ne veut surtout pas remettre en cause, paraît plus que probable.
Quand on y réfléchit vraiment, et puisqu’il est ici question de justice et de justiciable, il serait logique que celui dont la résilience face aux violentes attaques à son encontre dure depuis maintenant six ans réclame d’être nourri au Prytanée en tant que citoyen bienfaiteur et méritant. Cela en référence à la peine requise par Socrate contre lui-même (selon une coutume de la justice grecque d’alors), qui répondait ainsi à ceux qui l’accusaient de corruption alors que son existence même témoignait des bienfaits qu’il avait prodigué à la communauté sous la forme de révélations, notamment sur le sens de la justice et de la vérité. Aujourd’hui on dirait plutôt « être entretenu aux frais de la princesse », ou « du contribuable », mais le résultat est le même et serait largement mérité aussi. On sait ce qu’il en est advenu du père des philosophes, et l’on voudrait croire que les temps ont changé si l’on ne craignait que ce soit en pire.