À l’occasion de plusieurs billets ou articles de ce blog, j’ai mis en évidence la question de notre rapport au monde et à nous-mêmes en traversant résolument les couches superficielles de pensées ou d’occupations qui nous maintiennent à la surface de celle-ci, même avec la plus grande fantaisie ou créativité formelle et extérieure. Poursuivant dans la même veine, et dans un format aussi court, j’en viens encore ici directement au cœur de cette question au moyen d’une pensée philosophique un peu « brute de décoffrage » et mâtinée de psychologie des profondeurs ; une fois n’est pas coutume, et tant pis pour les rétifs au genre qui sont plutôt orientés « raconte-moi encore une histoire ».
Au cours de notre existence, il s’agit toujours, pour chacun de nous, au fond, de contrer les fantômes de la finitude et du néant qui nous hantent dans le plus grand secret, ainsi que de masquer le pénible sentiment d’abandon qui en est à l’origine ou qui en résulte nécessairement. On peut aussi ne pas y penser, et croire que c’est suffisant pour faire que cela n’existe pas ! Et il ne fait aucun doute que les fanfarons qui prétendent accepter une telle finitude et un tel néant en toute tranquillité, réfutant du même coup tout sentiment d’abandon, se détournent de la question avant même de s’y être intéressé ou de seulement l’envisager.
J’ai aussi relevé que de nombreux moyens étaient à notre disposition pour cette guerre de tranchée et de position, l’ennemi à l’horizon étant toujours celui qui met en question le bien-fondé du fait de s’enterrer ainsi soi-même à demi, interrogeant la pertinence d’une telle tactique d’évitement. Dès qu’on y a un tant soit peu travaillé, on découvre en effet la vanité qu’il y a à croire que l’évitement d’un problème puisse permettre de le résoudre, ainsi que de se contenter de pilonner le messager qui a l’idée de le montrer du doigt.
Parmi ces moyens disponibles, il semble que le fantasme de toute-puissance relayé par un espoir d’immortalité au moins potentielle ait clairement les faveurs de la cote par les temps qui courent, comme je l’ai mis en évidence aussi à plus d’une reprise au gré de mes pérégrinations. Mais quel rapport pourrait-il y avoir entre ce fantasme répandu et le fait d’être ce que l’on dit qu’on est ou alors, à l’inverse, de n’être que ce que des puissances qui nous sont extérieures feraient de nous ? Et, dans cette dernière éventualité, quel rapport entre une telle absence de liberté revendiquée et le fantasme de toute-puissance en question, ce qui apparaît au premier regard comme plutôt paradoxal ?
Tout d’abord, de quelles puissances extérieures s’agit-il ? Pour s’en faire une idée, on a coutume de convoquer une représentation de la Nature plus ou moins chosifiée ou personnifiée, aux attributions en général maternelles dans nos expériences originaires, ou alors une représentation de Dieu plus ou moins abstrait ou à visage humain, aux attributs le plus souvent paternels. Inutile de préciser laquelle est à l’honneur aujourd’hui dans ce monde que l’on prétend globalisé, en précisant que l’on ne trouve guère d’individus ou de sociétés qui ne se réfèrent ni à l’un ni à l’autre de ces représentants, directement ou indirectement. Que ce soit notre rapport originaire aux géniteurs dont nous dépendons entièrement au départ qui détermine une telle vision est peu douteux, même si les circonstances réelles de ce rapport et de ses identifications sont ensuite voilées par l’amnésie infantile.
La sortie de cette amnésie, dont témoignent nos premiers souvenirs, se fait du reste à la période même où nous découvrons notre entité corporelle – le fameux stade du miroir, de soi et dans l’autre – dans laquelle nous investissons brièvement tout pouvoir par détachement de l’autre auquel on peut dès lors se permettre de dire « non » avec une insistance des plus pénible pour l’entourage (et comment !), avant de constater ses limites qui subsistent, et pour longtemps encore. Sentiment de toute-puissance narcissique (volonté d’indépendance) et de grande faiblesse qui demeure (maintien dans la dépendance, ou contre-dépendance) vont dès lors cohabiter tout au long de l’existence.
C’est une telle cohabitation qui explique l’apparent paradoxe entre, d’une part, cette affirmation de toute-puissance et son fantasme d’immortalité si répandus avec le narcissisme contemporain et, d’autre part, l’absence de liberté personnelle concomitante qui nous fait préférer rester à l’abri d’une dépendance maternelle ou paternelle, images auxquelles on préfère déléguer nos choix sur l’issue de l’existence en se prétendant soi-même si « peu de chose » ou décrétant que « nous ne savons pas ». Dans un monde qui a majoritairement choisi l’immanence et mis la transcendance aux oubliettes de l’histoire, on ne voit guère comment il pourrait en être autrement et comment on pourrait aborder notre inévitable finitude avec la moindre quiétude spirituelle.
On le constate en dernier ressort, ce n’est pourtant que nous qui discourons sur ce que nous sommes, toute autre entité étant imaginaire, support de notre projection et de nos fantasmes, ou dans le meilleur des cas symbolique quand on y réfléchit un peu plus sérieusement (ce qui suppose d’autres développements). Toute réalité qui en découle ne peut donc qu’être choisie, ou refusée, et par personne d’autre que par nous (*).
C’est bien la raison pour laquelle nous sommes en définitive ce que l’on dit qu’on est, avec les conséquences qui en découlent évidemment. Et c’est la reconnaissance même de ce choix qui atteste de la conquête, ou reconquête, de sa liberté. Mais on en revient là à une question déjà posée : qui veut vraiment de cette liberté ? En y ajoutant cette fois-ci : et qui veut renoncer à sa chimérique toute-puissance ?
(*) Rendant à César ce qui lui appartient, et hormis sa célèbre découverte du stade du miroir, c’est à Jacques Lacan que l’on doit la brillante mise en évidence et le tricotage des trois ordres de l’imaginaire, du réel et du symbolique, même si l’on peut ne pas partager sa vision des plus communes de ce que serait ladite réalité.