Acharnement thérapeutique ou aide au suicide, même combat ! Le paradoxe qui semble ressortir d’une telle affirmation n’est qu’apparent.
À plusieurs reprises dans ces billets de blog, j’ai abordé directement l’omniprésente violence dans laquelle nous nous mouvons tant bien que mal, ainsi que les diverses façons que nous avons de nous en accommoder ou d’en refuser la réalité. Quant à l’oubli, j’ai eu l’occasion de le mettre en relation avec le besoin d’ignorer la fin, le terme, notre inexorable finitude que notre époque ne supporte apparemment plus. Peut-on dès lors imaginer qu’il puisse y avoir un lien direct entre l’oubli de la mort et la violence, en situant concrètement l’une et l’autre ?
On me dira que l’on n’oublie pas la mort puisque, et l’on en parle de plus en plus fréquemment, on cherche au contraire à tout faire pour la repousser, comme dans l’acharnement thérapeutique, ou à tout faire pour la précipiter, comme avec l’aide au suicide. Et l’on pourrait croire alors que les « soins » que l’on (se) prodigue pour l’éloigner ou pour la faire advenir correspondent à un intérêt pour la mort en tant que fin – sinon comme finalité ou question ouvrant à un sens donné à l’existence – et revient donc à s’en préoccuper. Force est de constater que tel n’est en réalité pas le cas puisque celui qui cherche à prolonger indéfiniment son existence, ce qui est toujours ce que vise l’acharnement thérapeutique, tout comme celui qui ne la supporte plus et désire donc de son propre chef y mettre un terme par le suicide, ne se préoccupent en réalité ni l’un ni l’autre de ce que représente la mort, mais visent au contraire à tout faire pour précisément ne plus avoir à s’en occuper. On peut certes en faire l’éloge si on veut, mais il s’agit dans un cas comme dans l’autre d’une fuite.
Ceci ne résout pas la question de savoir en quoi un tel refus de considérer réellement la mort dans son existence, ou une telle volonté de l’éviter comme question et comme réalité à venir, pourraient bien être reliés à cette fameuse et omniprésente violence dans laquelle nous baignons ou à laquelle nous appliquons un énergique déni. Il est facile de voir que pousser à tout prix à se maintenir dans l’existence comme aider à s’en débarrasser revient dans les deux cas à éviter d’avoir à considérer la destination de la mort comme passage et à y appliquer son libre-arbitre. Au bout du compte, soit après toutes les étapes possibles et imaginables, réincarnations intermédiaires ou finale comprises, elle conduit en effet soit au néant marquant la fin de toute matière soit à la vie de l’esprit au-delà de celle-ci (la coexistence des deux ne peut avoir qu’un temps). Et un tel choix, que personne ne fait à notre place, ne peut être évité qu’en le maintenant dans l’inconscience de tous les jours qui nous est familière ou, si la douleur ou la souffrance deviennent insupportables, en faisant en sorte que la question n’ait plus à se poser. Il s’agit dès lors d’une violence symbolique faite à sa raison et à sa pensée par un passage à l’acte, somatique comme il en va de tout passage à l’acte.
Qu’une telle violence ne fasse de tort à personne d’autre qu’à soi-même la distingue bien entendu radicalement de toutes celles qui sont faites à l’encontre d’autrui, qu’il s’agisse d’assassinats ou de guerres, sans parler de toute la gamme des violences non létales, mais cela n’en constitue pas moins une violence dont tout caractère pathologique ne peut être éliminé. À moins de considérer que la violence que l’on s’applique à soi-même puisse être le fait de quelqu’un qui a toute sa santé d’esprit, ce qui mériterait peut-être une discussion un peu plus approfondie.