Neutralité et ignorance

En évoquant récemment les conflits d’intérêts les plus manifestes dans le monde du travail, que l’on cherche à neutraliser avec la notion et la pratique de « paix du travail » si typiquement helvétiques, j’avais suggéré un lien avec l’idée même de neutralité que j’avais également qualifiée de chimère. Outre le fait de tenir ma promesse d’y revenir, et alors que d’aucuns qui semblent y être particulièrement attachés voire en tirer gloire ressentiront peut-être comme une provocation, cette qualification appelle sans doute une justification.

Je précise tout d’abord que mon intention consiste à chercher en quoi cette prétendue neutralité serait ou non fondée dans le cadre des relations humaines. Ceci en partant de l’idée que les relations entre états ne sont que des constructions plus ou moins abstraites représentant toujours des intérêts particuliers de personnes, de groupes de personnes ou d’organisations composées de personnes et de groupes basés sur leur commune humanité.

Le fait même que cette idée soit apparemment respectée mais également jugée exotique lorsqu’on en parle avec des ressortissants d’autres pays montre ensuite qu’elle n’a rien d’évident. On considère la plupart du temps que, dans toute relation politique ou sociale, l’on a un avis et une position que l’on défend avec plus ou moins de force et de conviction, ce que tout un chacun, quand il y réfléchit, juge au fond des plus normal.

Il peut cependant aussi se faire que l’on éprouve de l’ambivalence, comme il en va dans le registre des sentiments, soit le ressenti aussi bien de l’amour que de la haine pour quelqu’un, le ressenti du désir d’accomplir une action en même temps que de la repousser par exemple. Registre des sentiments qui, je le souligne, ne manque jamais dans les relations humaines quelles qu’elles soient. La balance entre des sentiments opposés est cependant bien autre chose qu’une éventuelle neutralité ou indifférence, comme je le notai dans l’un de mes ouvrages en expliquant en quoi. Il n’y a en effet pas de « neutralité » dans le monde des sentiments, pas d’indifférence, sinon par rapport à ce qui ne nous concerne pas – et où donc aucune relation n’existe – ou à ce que nous ne parvenons pas à différencier de nous-mêmes.

Sauf bien sûr à vouloir délibérément les ignorer, nous avons dans toutes relations humaines toujours à nous situer par rapport à un désir ou à un rejet dans telle ou telle circonstance, l’indifférence ou ladite neutralité n’étant que des constructions, ou défenses, pour nous protéger de sentiments ou d’opinions fondées sur ces sentiments que nous ne souhaitons pas reconnaître et exprimer. Et une telle ignorance délibérée ne supprime en rien la réalité de ce que nous pensons et des actions qui en ressortent d’une manière ou d’une autre.

L’historien qui voudrait s’y attacher montrerait du reste facilement dans les différents épisodes et à chaque période de la politique suisse en quoi elle a pu dans le meilleurs des cas cultiver de l’ambivalence, la plupart du temps un ou des partis pris qui n’étaient simplement pas énoncés comme tels. Il suffit de songer aux parties et intérêts en présence dans le second conflit mondial ou à ceux de la guerre froide entre mondes capitaliste et communiste qui a suivi pour voir que cette prétendue neutralité n’a jamais eu dans les faits la moindre consistance. Elle a donc toujours été mise en avant pour masquer des positions qu’il était jugé souhaitable de ne pas assumer ouvertement.

Peut-être les tenants de ladite neutralité considèrent-ils eux-mêmes qu’avoir une conviction n’est pas en cause, mais qu’il s’agit seulement de ne pas la faire valoir ou même voir, en particulier auprès de ceux qui ne chercheraient pas plus loin à savoir ce qu’il en est en réalité. Il ne s’agirait dès lors plus seulement d’une chimère, mais d’une tromperie de laquelle on voit difficilement quelle gloire on pourrait tirer.

Quant au lien évoqué entre soi disant neutralité et prétendue paix du travail, il se trouve simplement dans l’évitement. Regarder bien en face et admettre dans toutes ses composantes et implications les plus profondes une situation de conflit pour y chercher un véritable dépassement peut en effet être évité de deux façons : en y plongeant par la violence aveugle ou en la laissant en jachère, permettant aux mauvaises herbes d’agir de la plus sournoise et diffuse des façons. Mais un tel constat concerne à vrai dire, au-delà de tel ou tel individu, groupe ou nation, la plus commune de notre humanité.