S’agissait-il, dans la chanson « déjeuner en paix », du déjeuner à la suisse, au lever, ou à la française, à midi ? J’opte pour le plaisir matinal, au soleil, mais à vrai dire il pourrait aussi bien s’agir du dîner ou du souper, puisque c’est l’idée de paix qui prévaut dans cette histoire ; du repos, pardon du repas en paix.
Ces moments de paix qu’il est si agréable de s’octroyer quand l’on n’est pas tout entier immergé dans un stress ou une tension que, tout en faisant mine de s’en plaindre, on recherche souvent pour s’oublier. La paix, au contraire, c’est effectivement l’occasion – je dis bien l’occasion, pas plus – de se retrouver vraiment, de méditer, de s’approprier au mieux ce qui est vécu et ressenti au présent pour, dans le meilleur des cas, établir des liens entre son passé et son avenir. Dans le meilleur des cas car c’est de là que part le bien nommé travail sur soi que l’on jugera, selon son propre état d’esprit, désirable et profitable ou, à l’inverse, pénible et à éviter quand on est content de soi et de ce que l’on vit. C’est du reste souvent l’idée même de travail à laquelle on ne veut surtout pas songer lorsque l’on recherche un moment de paix. Travail et paix sont alors opposés.
S’affranchir du travail pour atteindre à la paix associée au repos est certainement l’une des chimères les plus répandues en tant qu’idéal d’existence chez nos contemporains, peut-être précisément parce que le sens de ce travail n’apparaît plus, et aussi parce que la paix semble l’horizon le plus valorisé de cette existence. En oubliant alors que, durant celle-ci, le repos pas plus que la paix ne sont des états qui peuvent être durablement atteints. Lorsque nous les invoquons, nous savons tous au fond que ce sont des propos bien éloignés de ce que nous vivons dans un quotidien toujours fait de petites ou de grandes guerres et de petits ou de grands travaux. On ne peut croire s’en dispenser qu’en faisant tout pour détourner le regard, se réfugiant dans une sorte d’illusion hypnotique. Ou alors, l’œil et la parole en berne et en deuil, on se réfère déjà à la sinistre paix des cimetières, là où l’on prétend se reposer.
C’est aussi ce qui rend amusant cet oxymore si helvétique et si peu réaliste de ladite « paix du travail », là où les conflits d’intérêts sont précisément les plus manifestes. Mais il est vrai que dans ce pays qui aime tant à cultiver ses clichés, semblable en cela à bien d’autres, on prend ici un soin particulier à nier ou à minimiser les conflits qu’on semble moins bien supporter qu’ailleurs, allez savoir pourquoi. Il est facile de voir à qui cela profite en priorité, et de qui l’on parle lorsqu’on dit que c’est à « l’économie ». C’est peut-être cela que l’on cache également derrière cette autre chimère que l’on appelle neutralité, mais j’en parlerai une autre fois car il est temps pour moi d’aller déjeuner.