Qui dit famille dit géniteurs, ascendants et descendants directs ou plus ou moins directs, ainsi que toute la série de ceux qui s’agrègent par recompositions successives, comme cela est devenu courant de nos jours. Qui dit famille dit surtout un état d’esprit particulier fait de toute une gamme de sentiments dont on imaginerait difficilement qu’elle puisse être plus complète et plus complexe, des extrêmes en particulier de l’amour et de la haine, du désir et du rejet, de la confiance et du doute, de la guerre et de la paix, ainsi que de toutes les variations intermédiaires. Les témoignages de tous horizons qui nous sont parvenus à ce jour nous brossent toujours de tels tableaux qui font de ce constat un lieu commun, de l’Iliade d’Homère ou même les dieux s’en mêlent directement jusqu’aux romans de gare et à divers feuilletons ou séries.
Et pourtant, lorsque c’est le porte-parole d’une entreprise ou d’une société, qu’elle soit à but lucratif ou non lucratif, qui évoque « la grande famille » de son groupe et de ses collaborateurs, c’est toujours pour suggérer une merveilleuse entente qu’il y aurait entre ses membres. L’esprit de famille est alors toujours connoté positivement, forcément positivement. Si on le rend attentif à ce fait, car cela n’est jamais le cas à son initiative, il concèdera volontiers que « comme dans toute famille » il y a des incompréhensions ou des frottements, sans doute l’un ou l’autre conflit, mais sur la base d’une entente fondamentale qui ne peut être remise en cause puisque « on poursuit tous le même but ou les mêmes objectifs ». Peut-on en être si sûr ?
On remarque en effet que lorsque ce n’est plus un porte-parole qui est interrogé mais des membres ordinaires du groupe, et sous couvert de l’anonymat bien entendu, le son de cloche est souvent très différent. Et l’on sait, il est encore trivial de le dire, que toute la gamme des sentiments, que traduit toute la série de leurs manifestations concrètes, trouve place dans toutes sortes de situations. C’est même fréquemment un état de guerre plus ou moins larvée qui remonte à la surface dès que l’on investigue un tant soi peu, bien davantage qu’une paix fondamentale sur laquelle on pourrait se reposer. Les différents conflits, qu’ils soient exprimés ou étouffés, sont là pour le montrer. Et la notion de buts communs vole en éclat dès que l’on regarde sous les couches de vernis que l’on enduit avec les fameux « bons sentiments » (faisant entendre que les tensions ou les colères provenant de désaccords plus ou moins profonds en sont de mauvais).
Dès qu’on dépasse les formules toutes faites, on ne peut douter qu’une telle présentation protectrice et conservatrice de la situation à priori ne puisse servir qu’à couvrir la réalité des diverses strates du conflit que l’on veut continuer à ignorer, ainsi que les sentiments pénibles qui l’accompagnent. Encore une fois, car on ne saurait en surestimer la portée, que ceux-ci soient plus ou moins extériorisés ou intériorisés. Il devrait aller sans dire que, dans ce cas, on ne peut résoudre aucun conflit, dont les effets continuent à se manifester avec leur cortège de malaises, de souffrances et de symptômes divers. Et l’on n’a guère de raison de penser non plus que la soi-disant unité familiale porteuse de valeurs positives communes puisse être autre chose qu’un mythe soigneusement entretenu pour des raisons faciles à déceler : peur de la solitude, à l’extrême de l’abandon, besoin de protection ou de soumission, d’identification et de « fusion », dont l’origine affective ne fait jamais défaut.
Cela, quelles que soient les réalisations qui en ressortent, et qu’il s’agisse de toute « famille », intime ou internationale.