Intelligence artificielle ?

On se gargarise volontiers de nos jours d’intelligence artificielle sans trop savoir à quelle sauce ladite intelligence pourrait à terme nous manger, même si cette crainte est de divers côtés relevée. Il n’est en effet guère engageant de se représenter un tel gargarisme saucé dont on imagine sans peine qu’il puisse rapidement conduire à un étouffement généralisé, ce qui ne serait pas très intelligent on en conviendra. Combien de temps aurons-nous encore le dessus, en tant qu’êtres humains, entend-on de toutes parts ? Essayons donc un instant de revenir – le contraire de « je n’en reviens pas ! » – au sens de tout cela, c’est-à-dire aux sources de l’intelligence en question. Il est sans doute utile de préciser que je ne parle pas ici de telle ou telle application, qui intéresse tel ingénieur ou tel utilisateur en particulier, mais d’une vision du monde et de sa finalité au niveau de chaque individu.

Pour arriver à la situation actuelle, dont les prémices datent d’à peine avant-hier (une paille dans l’histoire de l’humanité), il s’est tout d’abord agit de délimiter, ce qui peut se comprendre, mais aussi de restreindre à l’extrême ce que l’on appelle intelligence, suivant en cela la définition cognitiviste et psychométrique appliquée à l’homme depuis le fameux QI, le quotient intellectuel (Stern, puis Wechsler, avec quelques compléments depuis). Celui-ci est toujours plus ou moins basé sur la quincaillerie très « scientiste » d’il y a plus d’un siècle des fameux Binet et Simon. Le résultat (à l’origine seulement d’une division) se limite pour l’essentiel encore à mesurer, par une batterie de tests, une faculté de décision basée sur l’adaptation à différentes situations et environnements, comprenant plus ou moins d’itérations et de boucles de rétroaction, et cela par comparaison normative (distribution gaussienne) avec une population de référence. Voilà grosso modo pour la mesure de l’intelligence humaine sur laquelle on se repose aujourd’hui.

On voit qu’une telle conception, basée sur le primat d’une dépendance adaptative au monde environnant, fait volontairement l’impasse sur le fait que l’homme puisse précisément faire des choix délibérés dans son existence, avec lui-même et avec autrui, et qu’il l’ait largement fait à d’autres époques et dans d’autres formes de société, se référant à des conceptions différentes de l’existence humaine. De tels choix délibérés, ou raisonnés, peuvent être, aujourd’hui encore, originaux et non « standardisés » par les contraintes inter-relationnelles normatives, et témoignent d’une créativité à laquelle il serait difficile de soustraire la notion d’intelligence. Il est alors question de celle qui comprend, lit et choisit une situation en toute liberté, mais on se heurte là à une autre question, celle du rejet de la liberté dans le référentiel sociologique et scientifique actuel, dont je développe largement les raisons par ailleurs.

Ces autres conceptions sont non seulement basées sur la cognition, mais aussi sur l’affectif et traversées par les sentiments, ceux que la psychologie des profondeurs a choisi de sonder plutôt que de les ignorer comme l’ont fait les psychologues scientistes, délaissant au passage le primat du sujet et de l’intersubjectivité (ou jetant le bébé avec l’eau du bain). Elles ramènent en particulier à celle que la philosophie antique, en suivant Socrate, met au service et à la recherche de la connaissance du bien, de ce qui est bien pour l’homme plutôt que de ce qui est mauvais pour lui et qu’il choisit sans le savoir, participant ainsi d’un état de conscience, de science tout simplement, qui doit très souvent être dégagé de préconceptions, préjugés et idées reçues. Retrouver et comprendre un tel savoir ou une telle sagesse suppose évidemment un complet renversement non seulement de regard, mais d’état d’esprit soutenant ce regard. Ne résultant pas de mesures sur des grandeurs et de modélisations algorithmiques, cette conception ne peut par définition être indépendante de l’homme qui les éprouve puisque les sentiments sont toujours attachés à un sujet et ne peuvent être projetés dans un objet ou sur le monde extérieur que par fantasme, et donc de façon chimérique.

Pour être en mesure de développer une intelligence dite artificielle, l’homme réduit donc sa part de liberté, choisit une définition de ladite intelligence qui ne se rapporte qu’à des mesures adaptatives et limitées, et projette une telle restriction sur des objets extérieurs qui deviennent le support de sa propre vision manichéenne du pouvoir qu’il croit s’être donné en leur attribuant une abusive autonomie. Cette volonté de puissance, renversant tout sur son passage, n’est en général pas au service d’une nouvelle confraternité mais d’une omniprésente violence (partant d’un constat réaliste qu’on peut lui concéder), ce que les films d’anticipation et d’action types « blockbusters » illustrent à merveille dans leur rayon d’action et avec leur symbolique propre.

N’hésitons pas à en faire le constat, l’on cherche par là à nous introduire dans un terrorisant train fantôme qu’on nous présente comme incontournable, nous conduisant tout droit à un musée des horreurs dont on ne pourrait échapper à l’exposition permanente. Une telle trajectoire résume à elle seule les choix individuels et de société qui constituent notre environnement actuel, nous engloutissant nous-mêmes par nos démiurgiques délires de toute-puissance consciencieusement et systématiquement organisés, comme le sont toujours les délires les plus accomplis. Il suffit encore, pour s’en convaincre, de penser à la façon de traiter notre environnement, c’est-à-dire aussi nous-mêmes, dans la perspective d’une destruction finale qui en est la caractéristique la plus marquante. Quand on y réfléchit, est-ce bien cela que nous voulons ?