Comme le dit un artiste philosophe, compagnon de route retrouvé avec plaisir après quelques décennies, c’est très difficile. Il a évidemment raison. Et pourquoi, du reste, se priver de la commodité consistant à situer le monde et les autres par rapport à des caractéristiques qui nous concernent tous ? Il suffit de penser à la gamme des professions, si diverses et si spécialisées, ou aux appartenances sociales et culturelles selon les habitus d’origines ou après une accession volontariste, et cela en suivant des parcours incroyablement variés. En pensant, au fond, à toutes les déterminations originaires et à tous les intérêts développés au cours de l’existence, et dont la mise en œuvre se situe nécessairement dans un cadre qui n’est jamais exempt de codes, chacun voit bien que ceux-ci ont pour rôle de cartographier ce qui sans cela deviendrait rapidement innommable. Comment tenir véritablement compte, du reste, de ce qui ne peut être nommé, que ce soit pour soi ou dans sa relation aux autres ? On ne peut donc éviter d’en passer par là.
La question, après réflexion stimulée par cette rencontre, me semble être de savoir si prendre en compte toutes ces étiquettes et surtout les riches contenus qu’elles désignent ne se ferait pas aussi très souvent pour y demeurer sagement et confortablement installés, immobilisés, suivant plus ou moins des attentes originaires, pour les satisfaire ou pour s’y opposer, consciemment et surtout inconsciemment. Cela paraît tout au moins un risque non négligeable. Ne vaudrait-il alors pas mieux, à partir de là et en les prenant en considération dans la mesure où cela est pertinent pour les comprendre et ainsi favoriser notre libre-arbitre et nos choix, penser et agir en dépassant ces étiquettes et, au-delà de leur inévitable réductionnisme, chercher ce qui fait notre propre et commune humanité ? Et n’est-ce pas là le travail le plus urgent à accomplir en pensant précisément à ce qui fait cette humanité plutôt qu’à ce qui s’y oppose ? Il suffit de songer aux philosophes et aux artistes qui la recherchent au plus profond d’eux-mêmes, montrant non seulement un chemin possible pour y accéder, mais aussi pour la transcender, tant il est vrai que c’est cette humaine condition que l’on transcende quand on ne se contente pas de l’immanence et de l’être-là, cherchant un sens à l’existence. À le lire et à l’entendre, c’est du reste bien ce que paraît rechercher le condisciple retrouvé.
Il ne s’agirait dès lors pas de tenter d’échapper aux étiquettes, mais de faire en sorte de ne pas s’y dissoudre après s’y être résigné, suivant l’exemple du mécano des Temps modernes de Chaplin dont le désir inconscient de refuser toute obligation codifiée, toute contrainte routinière et finalement toute aliénation transparaît si évidemment au travers de sa distraction, nous remplissant de satisfaction par sympathie et par procuration. Je sais bien entendu que dépasser l’aspect aliénant des codes et des étiquettes, au-delà d’une telle distraction, en assumant pleinement ses conséquences, représente en général un travail sur soi conséquent et parfois de longue haleine. Le jeu du libre-arbitre et de la liberté n’en vaut-il pas largement la chandelle ?