Brève histoire de trou noir

Aussi loin que je m’en souvienne, pendant toute mon enfance et jusqu’au début de mon adolescence, toutes les ordures ménagères étaient balancées au dévaloir qu’il y avait dans notre appartement. Peut-être les bouteilles y faisaient-elles exception, mais je n’en jurerais pas. En tout cas, toutes ordures confondues finissaient bel et bien pas dévaler la colonne de métal qui se trouvait dans un coin de la cuisine dont je n’aimais pas m’approcher et qui même m’angoissait un peu avec son gouffre béant. L’ouverture de ce que l’on appelle aussi un vide-ordures, avec son lourd couvercle de fer et son bras de levier qui permettait de soulever une plaque de protection contre les retours d’odeurs, n’était jamais un moment agréable car il fallait affronter la saleté accumulée et collée aux parois qui apparaissait à la vue et à l’odorat dans cet intervalle entre le couvercle et la plaque pivotante. Je tentais de le faire moi-même le moins souvent possible.

Je savais plus ou moins, sans vouloir vraiment le savoir, comment cela pouvait fonctionner, avec une accumulation de toutes les ordures des habitants de l’immeuble qui s’entassaient dans un réceptacle puant (j’en vois encore la porte parfois entre ouverte au bas des escaliers de la cave) que le concierge ou l’éboueur devaient venir ramasser périodiquement. Je n’en étais pas moins fixé sur et impressionné par la noire colonne qui apparaissait sans fond depuis l’appartement ; c’est là le souvenir le plus prégnant qui m’en reste et qui m’a durablement marqué à cette époque. La psychanalyse y verra avec raison un symbole anal de la déjection dont la pensée, comme jeune garçon, m’impressionnait effectivement à ce moment-là en rapport avec la conflictualité bien typique de ce stade du développement. Cette explication n’est toutefois ni suffisante ni exclusive de cette autre que la noirceur d’un tel gouffre s’enfonçant dans les profondeurs représente aussi celle du tombeau, de la mort et de l’infini du néant. C’est même cela qui suscitait véritablement chez moi l’effroi du trou noir, cette représentation du néant ad æternam dans lequel rien ne peut exister.

L’époque était donc à l’infini du dévaloir et des déchets que l’on pouvait entreposer et éliminer sans fin (je sais, depuis, que l’on entrepose et qu’ensuite on « élimine » tant bien que mal, et plutôt mal que bien si l’on pense déchets au sens le plus large). Quant au réceptacle de tout cela, notre bonne vieille planète, elle était dans ce paradigme également sans limite. L’horizon d’une consommation et d’une accumulation interminables peuplait du reste notre imaginaire et l’idée de destruction finale ne reposait que sur la crainte d’une déflagration nucléaire généralisée. Si cette dernière n’occupe plus qu’un vague recoin de ce même imaginaire, à raison ou à tort, la catastrophe écologique comme destruction finale a aujourd’hui pris le dessus avec une acuité qui aurait été tout simplement impensable au temps de ma jeunesse.

Ce n’est qu’au tout début des années septante, alors que nous avions déménagé dans un immeuble nouvellement construit, que j’ai découvert le sac poubelle et le container au bas de l’immeuble. Ce sac et son symbole de finitude, de contenu terminé, et qui évoque aussi le scrotum du jeune homme que j’étais alors devenu et qui pouvait en être fier, possède quelque chose de rassurant. On quitte alors l’errance infinie en réalisant qu’il y a une fin, et donc qu’il y a eu un début. Remarquons cependant qu’aussi bien les déjections et leur élimination, dans lesquelles nous nous débattons toujours, que la génitalité et l’engendrement, qui attestent du passage des générations, font écho dans nos existences à cette idée de fin.

On semble ainsi avoir redécouvert la finitude, tout au moins en matière de gestion des déchets, ce qui est un début pour notre avenir dans cet environnement. Quant à savoir si on ne l’a pas perdue à propos du sens de notre présence humaine autre que fusionnelle avec ce monde autour de nous, c’est une question qui reste ouverte. Il est en effet possible de se perdre dans l’irrespirable infini du dévaloir, mais tout aussi bien dans l’étouffement du cul-de-sac, ce qui devrait normalement inciter à chercher une autre issue.