La vitesse est devenue, de nos jours ?, une véritable obsession. Ce n’est certes pas nouveau. Au moins depuis la révolution industrielle, on s’ingénie à tout faire plus vite ; de plus en plus vite. Avec l’avènement de la révolution numérique, il est cependant facile de voir que l’accélération est exponentielle. Dans le cas des télécommunications mobiles, par exemple, la dernière innovation technique (et non pas technologique comme on dit couramment par abus de langage, pour faire plus smart sans doute), la 5G, nous est principalement vendue comme permettant d’aller beaucoup plus vite que la précédente. Il est vrai que la 4G – ne parlons pas de la 3 ou de la 2G, quelle misère ! – est d’une lenteur à peine supportable, à laquelle nous nous sommes résigné faute de mieux. Car enfin, quand la réponse à notre stimulus tactile ou verbal n’est pas absolument instantanée, que faire ? Attendre de long centièmes ou dixièmes de seconde ? Des secondes entières ? Vous n’y pensez pas ! Qui plus est quand on est engagés dans plusieurs tâches que l’on dit simultanées (encore une fois par abus de langage, car une succession même ultra rapide n’est pas encore la simultanéité, mais on se sent alors sans doute plus futé), attendre est tout simplement inconcevable. Et puis, une telle attente pourrait éventuellement conduire à réfléchir au sens de ce que l’on fait, à prendre du recul, à se demander à quoi peut correspondre une telle suroccupation, dans une succession aussi effrénée. Essayons de redevenir un peu sérieux, l’espace d’un instant.
Tout au moins dans les parties du globe ou chez les harassés qui n’ont pas directement à faire face à des famines, à des guerres, à un travail exténuant ou à d’autres situations de survie un peu plus urgentes et accaparantes, l’enchaînement de telles séquences est devenu une façon d’être au monde. Bien malin à vrai dire qui pourrait garder en mémoire une telle succession fiévreuse dont on a même plus l’idée de s’étonner. Du reste en garder trace n’est pas la question. Il ne s’agit pas de réfléchir sur la durée en extrayant l’important du routinier et du superficiel. Il convient juste d’être occupé, le plus possible et le plus souvent occupé. Ainsi, toutes ces séquences peuvent sans dommage apparent être oubliées aussitôt qu’enchaînées. Et, plus on en fait, plus elles sont rapidement exécutées, et plus il y a de chance qu’on les oublie. Vous me direz qu’il y a mille autres façons de se distraire en dehors des outils qui sont mis de nos jours à notre disposition, et vous aurez raison. Même au-delà des routines et de l’hyperactivité consumériste courante, la créativité et l’invention peuvent devenir elles aussi des motifs d’oubli de sens et de raison, et cela de la façon la plus amusante ou distrayante sans pour autant tomber dans un tel frénétisme industriellement organisé.
Mais que cherche-t-on à oublier ainsi ? Comme je le relève dans une pensée-manifeste [ Dazibao#21 ], en oubliant au fur et à mesure les scandales politiques et sociétaux qui se succèdent pour cette raison à un rythme effréné, on s’empêche d’en tirer les conséquences et d’y donner la suite qui convient, ce qui correspond au rythme que nous adoptons tous plus ou moins dans nos existences respectives. Il suffit par exemple de penser aux frasques et mensonges continuels de l’improbable locataire actuel de la Maison blanche pour réaliser que, en d’autres temps, l’une ou l’autre de ces infamies auraient suffi à des scandales entraînant des conséquences bien réelles. Si ce n’est plus le cas aujourd’hui, où cet épouvantail à démocrates s’acoquine pourtant plus volontiers avec des dictateurs qu’avec ceux qui sont censé partager les mêmes idéaux, n’est-ce pas parce que chaque jour amenant son lot d’inepties nouvelles, on attend déjà la suivante en se sentant, dans le bref intervalle, impuissants ? Tout va trop vite et nous y sommes habitués, chacun dans notre quotidien.
Plus généralement, dans le cours même de nos existences, que pourrait-on chercher à oublier, au moins depuis les révolutions industrielles et technologiques (là, oui !) avec leurs ébouriffantes accélérations et ce pouvoir que nous nous sommes donné en tant qu’êtres humains devenus si puissants ? Quoi sinon le terme où ces existences nous conduisent inéluctablement, que nous voyons dans le monde moderne comme le plus inconcevable qui puisse nous arriver, et contre quoi nous nous donnons toutes les raisons d’entasser un maximum d’activités et d’oubli. Oubli dont on croit toujours au fond, avec une désarmante naïveté, qu’il va nous protéger en attendant la bonne nouvelle qui peuple nos imaginaires contemporains, celle d’une victoire définitive de la science sur ce terme. Que pourrait-on, en effet, avoir de pire à oublier ? Quant à savoir si l’oubli n’a jamais résolu aucune énigme, ou si l’objet d’une telle nouvelle attendue est autre chose qu’un délire savamment et systématiquement organisé, voilà des questions auxquelles on devrait se donner, au moins de temps à autre, l’occasion de penser vraiment. Encore convient-il, pour ce faire, de se désencombrer un peu de cette obsession de la vitesse.