Lue récemment la nouvelle selon laquelle des sondés paraissent prêts à fournir leurs données personnelles à l’assurance-maladie contre rémunération. De quelques francs à cinquante francs, montant qui réunit une proportion importante des interviewés, les concitoyens échantillonnés – on aimerait ici que, pour une fois, l’échantillon ne soit pas représentatif ! – ne voient pas de raisons particulières de ne pas vendre pour quelque argent leurs habitudes alimentaires, sportives ou concernant leur sommeil. Les plus réticents sont les plus âgés (ceux qui en ont vu d’autres, ou les plus malades), les plus jeunes étant les plus acquis à une telle proposition (les plus naïfs, ou qui croient à une bonne santé éternelle).
S’ils ont seulement réfléchi avant de se prononcer, cela ne nous est pas dit ; et l’on a à vrai dire guère envie de le savoir, pour ne pas aggraver la situation au cas où la réponse serait positive. On se demande seulement à quoi ont pu servir le courage et la lucidité d’un Edward Snowden. Ces gens n’en ont-ils pas entendu parler, ou l’ont-il oublié après seulement quelques années ? Le scandale du fichage politique d’une partie des citoyens suisses, révélé il y a plus d’un quart de siècle, on pourrait comprendre (avec le temps…, comme dit Léo Ferré), mais là, avec de telles révélations si récentes, tant de légèreté et d’inconscience sidère. Dans tous les cas, on stigmatise toujours les « mauvais », qu’il s’agisse de citoyens ou d’assurés.
Car enfin, comment ne pas voir qu’une telle collecte de données n’a d’autre but que de diviser les individus pour mieux régner sur eux en les contraignant à être conformes à des intérêts évidents (payer moins de soins, gagner plus de « bons » assurés) en dirigeant leur mode d’existence ? Ou, sinon, en les punissant selon un jugement dont les critères sont le fait de ceux qui tiennent le couteau par le manche : à côté de celui qui mange trop gras parce que ça coûte moins cher, qui ne bouge pas assez parce qu’il n’en a pas l’énergie ou qui dort mal parce qu’il a des soucis, tiendra-t-on aussi compte du décideur dont le rythme de vie conduit à un infarctus, par exemple ? Et après cela, quoi encore ? En cherchant à rompre ainsi tout reste de solidarité et de compensation des risques, on fait comme si ceux-ci survenaient toujours dans des circonstances qu’en réalité seuls les plus méprisants font peser sur de soi-disant libres choix individuels (en stigmatisant ces mauvais assurés tellement contents d’être malades qu’ils abusent des soins). Comme si l’origine et les conditions d’existence mettaient chacun sur pied d’égalité !
Ainsi que je l’ai esquissé sur une autre page [ Dazibao#25 ], la collecte de données sur tous les individus est toujours un signe de la volonté de les contraindre et de les diriger. Mais peut-être est-ce cela dont des gens déboussolés ont finalement envie. À voir certains dirigeants actuels plus ou moins démocratiquement élus, on pourrait être tenté de le croire. Ce serait alors l’aliénation dont parlaient Marx et Freud, dans des registres différents, qui agit ici pour consentir à sagement donner des verges pour se faire battre.