Le patron des chemins de fer fédéraux suisses vient de voir son salaire franchir la barrière symbolique du million par année, sous le prétexte habituel qu’on cherche à le retenir car il serait difficilement remplaçable ; ou que tout autre que lui à ce poste ne saurait se contenter de moins en attendant de devenir tout aussi irremplaçable.
Ce cas est d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’un exemple très helvétique de ce qui se trame dans des entreprises dont on prétend malicieusement qu’elles relèvent du service public, en utilisant pour cela le critère de l’actionnaire majoritaire étatique (et donc l’argent du contribuable), plutôt que le critère de la gestion effective, soit pratiquement tout le fonctionnement de l’entreprise et en particulier la façon de traiter les employés et les clients, qui elle relève d’une pure logique managériale privée. Je souligne que l’adhésion abusive à cette pudique étiquette ou feuille de vigne de « service public » dans des cas similaires – comme s’il s’agissait d’administrations publiques qui ont des relations avec des citoyens – est le fait aussi bien de la gauche que de la droite de l’échiquier politique. Cela a le mérite de montrer clairement où en est la confusion, sinon la compromission avec l’inarrêtable vent du libéralisme ambiant !
On apprend au même moment, par les mêmes articles de presse ou les mêmes dépêches d’agences, que le nombre d’employés de la même entreprise de « service public » (les CFF donc) qui ne bénéficient plus des protections de la convention collective de travail, en cas de maladie par exemple, a triplé au cours des cinq dernières années ! Ces hommes et ces femmes corvéables à merci et jetables à souhait occupent ce que l’on appelle des emplois précaires, emplois chers à ce libéralisme qui aime voir de la liberté partout ; quand elle concerne les patrons bien entendu.
Il faut tout de même une sacrée dose de narcissisme et de prétention à ces entrepreneurs pour suggérer ainsi qu’ils sont si précieux, se mettant au-dessus du panier, alors qu’ils ne font que travailler selon un choix qui leur convient personnellement (à moins qu’ils considèrent se sacrifier pour le bien public et l’intérêt collectif et s’attendent à ce qu’on s’incline bien bas et les remercie chaleureusement de tant de bonté !). Le comble est qu’ils justifient ce traitement de faveur par le fait qu’ils prendraient des risques, alors que chacun sait que le fonctionnement capitaliste a pris bien soin de séparer les fonds personnels et ceux, plus anonymes, qu’on va chercher chez les autres en cas de gestion calamiteuse ou de faillite. Si le seigneur du moyen-âge avait le courage de mener lui-même ses troupes au combat, le capitaine d’industrie ou d’établissement bancaire prend bien soin de rester à l’abri (comme le général), tout en faisant fabriquer le meilleur des parachutes en cas de difficultés pour lui, doré de préférence.
Je le dis dans l’un de mes ouvrages en traitant des origines de l’exclusion moderne, évoquant la société dite méritocratique qui justifie en réalité sans autre explication (*) le déterminisme du gain et de la perte par le rapport de force selon lequel l’existence de « forts » et de « faibles » impliquerait tout naturellement que les premiers soient « gagnants » et les seconds « perdants » : ce mérite que l’entreprise fonctionne par chaque personne qui y travaille – des personnes réelles, en esprit, en chair et en os, des hommes et des femmes ! – n’est moindre que celui de la diriger que selon ceux qui précisément la dirigent (eux et leurs relais politiques qui défendent les mêmes intérêts).
S’il est bien vrai qu’en ce bas monde le nombre finit toujours par triompher de l’élite qui cherche à l’asservir, ainsi que le soutient le cinéaste Denys Arcand dans son magistral « Les invasions barbares », les autoproclamés irremplaçables pourraient bien en faire les frais un jour prochain, dans le sillage de « La chute de l’empire américain ». Tous les abus actuels, et ils sont légions, vont en tout cas clairement dans le sens d’une telle issue.
(*) Vous l’avez remarqué sans doute, quand on parle de méritocratie et de ce qui en découle on ne dit jamais de quel mérite il s’agit, comme si cela était évident ou qu’il n’y en avait qu’une seule forme possible que l’on n’a pas même besoin de préciser.