Tout dépend du point de vue. Rien de ce que nous pensons, disons ou faisons ne se pense, dit ou fait indépendamment d’un certain point de vue, c’est-à-dire de représentations, d’opinions ou de sentiments qui nous animent, consciemment ou inconsciemment. Lorsque nous évoquons des faits et des données, qu’il s’agisse de qualités ou de quantités, ce que nous appelons des « réalités objectives », relatives à des objets qui nous sont extérieurs – êtres ou choses –, ce n’est rien d’autre que nous qui choisissons de nous y intéresser, de façon proprement personnelle, toujours et à chaque fois. Un tel choix n’est jamais indépendant de nous, sujets, qui nous intéressons à de tels objets. Cela signifie aussi que lorsque nous nous contentons de mentionner des faits ou données, nous ne pensons, disons et faisons rien, en tout cas rien d’explicite ou de conscient.
On le sait au moins depuis les acquis de la physique quantique, et même si certains entretiennent le débat à cet égard, aucune observation et aucune mesure ne sont extérieures au point de vue de l’observateur. Ainsi avec le « flou quantique », on ne peut déterminer à la fois la vitesse et la position d’une particule et l’observateur qui choisit de se focaliser sur la première ou la seconde, rendant l’autre inconnaissable (principe d’incertitude de Heisenberg) ne peut pas ne pas être déterminant. L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan le dit précisément dans son Dictionnaire amoureux du ciel et des étoiles, « toute tentative de la réalité objective (sic) se solde par un échec cuisant ; celle-ci est irrémédiablement modifiée et se transforme en une réalité subjective qui dépend de l’observateur et de son instrument de mesure ». Ce sont certains spécialistes des sciences humaines et sociales, encore à l’ère de la physique de Newton, qui ont en revanche quelque difficulté avec ce fait. Les plus radicaux entretiennent l’illusion d’une réalité extérieure indépendante de leur propre discours et de leurs propres observations et mesures ; donc de leur choix d’appréhender tel ou tel fait selon telle ou telle approche, se magnétisant eux-mêmes avec les grandeurs qu’ils manipulent et sur lesquelles ils projettent cette soi-disant objectivité. Ils prétendent parfois poursuivre alors la chimère de connaître, par ce biais, la « réalité » humaine – au moins un petit bout ! – tel un objet extérieur indépendant de tout point de vue et de tout choix personnel.
Plus généralement, on peut se demander pourquoi, dans le grand public, cette idée d’une réalité extérieure indépendante de nous qui la considérons est encore si populaire de nos jours. Je pense que c’est simplement parce que, au fond, et au-delà des invocations de circonstance, nous n’aimons ni être libres ni avoir le choix. Une telle liberté et un tel choix impliquent en effet que notre destinée soit entre nos mains et non dans celles de Dieu le père ou de mère Nature, nous sortant de la dépendance de la petite enfance dans laquelle nous aimons si souvent rester enfermés, croyant nous protéger. En sortir signifie en effet que nous avons à nous situer par rapport à notre finitude et au sens que nous donnons à notre existence, à ne pas toujours pouvoir commodément prétendre que l’on ne sait pas puisque cela ne dépend pas de nous mais de ce papa ou de cette maman, ou au moins de ce qu’ils en ont dit. Cette finitude et ce sens, nous nous appliquons au contraire à les fuir méthodiquement, durant toute notre existence. C’est pourtant bien dans une telle mise à l’abri et dans cette dévolution à la déesse « objectivité » qui nous serait extérieure que réside la vraie vanité. Une illusion, aussi, sans le moindre avenir.