La philanthropie inscrite dans les méandres du cerveau et la dépression due à une bactérie dans l’intestin ! Les titres des journaux qui relaient les résultats de la science de nos jours sont parfois amusants, ce qui n’est pas négligeable par les temps qui courent. Ils sont révélateurs, aussi. Pour comprendre la première découverte, il ne faut apparemment rien de moins qu’une chaire de « philanthropie comportementale », dont on devine aisément la source de financement, et de la seconde on nous dit aussitôt que sa causalité n’est pas encore établie, même si on fait déjà comme si. Voilà une bonne nouvelle pour le philanthrope, qui pourra s’adonner à ses investissements collatéraux sans avoir à se demander si son choix est raisonnable puisqu’il tient à une production physiologique sur laquelle il n’a guère de prise. Ce même constat, ou ce même déterminisme, est un peu plus problématique pour le dépressif qui doit se contenter d’attendre que l’on ait trouvé la bonne molécule pour combattre la bactérie en question, devant se résoudre d’ici là à brasser encore ses idées noires.
Dans la civilisation technoscientifique et matérialiste qui a cours aujourd’hui, très récente dans l’histoire de l’humanité ne l’oublions pas, on sait que l’on a fait le choix d’une détermination physiologiste de toutes les manifestations et tendances affectives ou intellectuelles qui sont les nôtres. C’est au fond, tout au fond, le corps qui gouverne l’esprit, et non l’esprit qui gouverne le corps. Tout commence et tout se termine avec ce dernier, et l’on baigne ainsi dans l’immanence du tout est là et rien que là. La transcendance a été mise au rayon des chimères qui barrent la route à notre potentielle immortalité et à notre toute-puissance si joyeusement narcissique. Comme ça sonne un peu « too much », on se raconte par-dessus tout cela, en guise de vernis bien-pensant, que nous ne sommes rien à l’échelle de l’univers, de si pauvres et fragiles petites créatures ; mais c’est nous qui le disons, en bons chefs qui choisissons les ingrédients, la recette, et la modestie de bon ton qui va avec. Dans les faits, nous ne vivons pas la vie de tous les jours en fonction de cet antidote (sauf les dépressifs, évidemment) mais bien dans ce fantasme de toute-puissance qui constitue notre horizon et la fin de toute chose et de nous-même. Que ce soit à l’aide de notre intelligence « naturelle » ou de celle faite d’artifices que la première permet, on vise de nos jours à rien de moins que l’immortalité, de moins en moins potentielle à mesure qu’on en entend de plus en plus souvent parler. Un tel délire devrait pourtant raisonnablement provoquer l’hilarité générale, s’il ne conférait le bénéfice inestimable de permettre l’héroïque maintien du refoulement sur la gênante question de la mort.
Quel savoir de nos jours ! Mais où sont la réflexion et la sagesse dans cette histoire ?
Comme je l’ai précisément noté dans mon livre sur l’impensé de la mort (Comment éviter la question de la mort, et surtout pourquoi), cette subtile et profonde identification au corps – à tous les corps, humains, célestes, subatomiques – qui dit être rien de moins que la réalité permet de s’épargner la réponse à la question la plus importante, celle de l’origine, et donc de la fin : est-ce le cerveau (y compris celui du système digestif, le plus récent que nous ayons trouvé) qui crée la pensée et l’esprit, tout se terminant dès lors avec lui, ou est-ce cette pensée et cet esprit qui se reflètent et se transcrivent, pour une part tout au moins, et le temps de notre existence, dans ce cerveau ? Bien que les plus malins aient déjà répondu à cette intéressante question, j’ai pensé pour ma part, tout à fait à priori, qu’elle pourrait demander un peu plus de réflexion. Peut-être même auraient-ils dû seulement se la poser, ce qui semble à les entendre assez peu vraisemblable.
Ah ! oui, j’ai toujours tendance à oublier les astucieux qui, pratiquant l’art de l’esprit d’escalier, croient éviter ladite question en prétendant simplement qu’il n’est pas nécessaire d’y répondre puisque les deux existent. Je dois à la vérité de dire que se soustraire ainsi à la question de l’origine et de la fin revient pourtant, en réalité, à y répondre sans même s’en rendre compte ; je vous laisse deviner comment.