De l’italien ricatto, le chantage de la pensée dont il est question consiste à retourner le sens d’une proposition ou d’un jugement philosophique pour lui faire dire le contraire de ce qu’un raisonnement correct permet d’en tirer. Il en va comme dans le racket financier, commercial ou maffieux où l’on ne touche pas un « loyer » – ainsi que l’appellent ceux qui extorquent de la sorte – pour soi-disant protéger mais au contraire pour ne pas nuire, réduire à merci ou tuer. Bel exemple de perversion intellectuelle : celui qui prétend protéger se constitue pour cela comme origine de la menace (il est vrai que l’exemple vient de loin, ainsi que je l’ai montré dans mon livre sur la mort). Ce qui est fait est donc ici l’exact inverse de ce qui est prétendu puisqu’il s’agit d’une menace et non d’une protection.
C’est précisément à propos de finance et de richesse matérielle que cette réflexion me vient suite à la lecture il y a quelques jours d’un article de gestionnaire de fortune dans le journal Le Temps. A lire ce monsieur Maurin, qui se pique de soi-disant références philosophiques et sociologiques, toutes approximatives et détournées de leur contexte, quand seulement elles sont précisées, basées sur des sous-entendus comme il le dit lui-même et sur des raccourcis trompeurs, la réussite est bien sûr avant tout matérielle et financière. Cela ne se discute même pas, ainsi qu’il en va avec le syllogisme suivant : 1) ce sont les religions qui façonnent l’inconscient collectif (sous-entendu, de certaines nations, celles qui favorisent la création de richesse) ; 2) les riches et les chefs d’entreprise sont les élus de Dieu (posé tel quel !) ; 3) donc ces nations taxent moins ces derniers, des êtres si sacrés qu’ils sont identifiés à Dieu lui-même. Voilà pour le grossier tour de passe-passe initial. Tout cela lui sert évidemment à dire combien les riches souffrent par ailleurs et en général d’incompréhension avec le « matraquage fiscal » qui s’abat sur eux, malgré la morale que ce financier à rangé d’aussi inepte manière de leur côté, comptant bien sans doute de leur part un retour sur investissement après une aussi brillante plaidoirie.
Il va de soi, prétend-il encore, que les pauvres ne sont pas les victimes de cet accaparement des richesses avec bénédiction divine, mais qu’ils se complaisent dans leur misère. Il suffit pour cela de le constater sur les vitraux des églises catholiques (sic) ! Et aussi, en citant « les philosophes », d’affirmer que la dialectique du maître et de l’esclave, par laquelle Hegel montre en réalité que la peur de la mort implique un jeu de miroir entre dominant et dominé, justifie sui generis que les maîtres des richesses matérielles dominent ceux qui sont très contents d’être les pauvres esclaves qu’ils ont bien entendu choisi d’être. Je passe sur « les psychanalystes » pour qui pulsion de vie et de mort seraient assimilables à la « morale des maîtres de l’individualiste riche » versus celle « des esclaves du collectivisme pauvre », qui traduit une ignorance plus crasse encore si c’est possible. Même les fameux gilets jaunes sont appelés à la rescousse en fin d’article pour se révolter contre les injustices faites aux riches quand on veut politiquement les montrer du doigt. On croit rêver.
De tout ce fatras d’une pensée atrophiée, il ressort l’affirmation selon laquelle « le riche est celui qui est béni par Dieu ». Max Weber, dans son Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, mettait il est vrai en évidence une telle recherche de protection divine. Cela au travers de la doctrine de la prédestination professée par Calvin qui, toute modestie mise à part, savait ce que pensait Dieu le (terrible) Père et comment il jugeait les hommes. Et il peut en ressortir effectivement une propension très commode à se faire croire que la richesse matérielle témoignerait d’une telle élection ou bénédiction divine. Qu’en est-il en réalité de ce lien entre richesse versus pauvreté et bénédiction divine versus malédiction ?
Pour ma part, en terme de finalité philosophique et ayant fait le choix d’une doctrine spiritualiste plutôt que matérialiste (chacun choisit l’une ou l’autre, consciemment ou non), je préfère m’en référer à une richesse de l’ordre de la pensée, de l’âme et de l’esprit, comme le font du reste toutes les religions dignes de ce nom. Et pour référence, je préfère un homme remarquable qui a témoigné par son action et ses propos d’une zénitude que d’autres ont pu atteindre aussi dans d’autres contextes philosophiques (Socrate) ou religieux. Jésus n’a-t-il pas en effet considéré plus difficile au riche d’entrer dans la spiritualité éternelle, après la mort, ce qu’il appelle le royaume des cieux, qu’à un chameau de passer par le fil de l’aiguille, selon la parabole que les Évangiles lui attribuent ? Et cela, logiquement, parce qu’il investit et s’accroche bien plus que d’autres – les pauvres en particulier – aux biens terrestres et matériels qu’il s’ingénie à amasser et accumuler, et qu’il lui sera donc plus difficile d’y renoncer, ce qui paraît d’une évidence toute biblique ou philosophique et ne nécessite aucune connotation moralisatrice.
Je croyais me contenter de mener la guerre aux idées reçues, toutes faites, et découvre que, pour ce faire, il convient aussi de démonter le racket de la pensée ! Bon, eh bien allons-y joyeusement, la fleur au fusil.