Il suffit aujourd’hui de jeter le discrédit sur un fait pourtant avéré, qu’il s’agisse du changement climatique, du creusement de l’écart entre riches et pauvres, de la violation systématique des droits de l’homme ou de massacres dans certaines contrées ou à certaines époques, ou tout autre constat facilement démontrable ou observable, pour instiller le doute dans l’esprit de certains, qui peuvent être nombreux parmi nos contemporains. De tout temps, probablement, il a été facile de semer dans des esprits réceptifs à cette catégorie particulière de la pensée, le doute, ce qui permet de se dire aussitôt, sans réfléchir plus loin : « mais oui, bien sûr, on me raconte des bobards ! ». D’autant plus facile que ce doute est prêt à être accueilli pour une raison ou pour une autre par celui qui au fond ne demande que ça. Mais cela est encore simplifié avec la transmission instantanée et continue de l’information et de la désinformation qui favorise l’évitement de toute réflexion. Ainsi, il suffit apparemment que le menteur qui veut propager sa vision écornée de la réalité crie « fake news, fake news ! » – on devrait pourtant comprendre qu’il ne parle au fond que de lui et de sa façon de faire – pour qu’une part non négligeable de gogos avale cela sans le moindre hoquet. Cela concerne évidemment aussi ce que l’on appelle les théories du complot.
Il semble donc intéressant de se demander un instant d’où vient une telle facilité à accepter ce discrédit sous quelque forme et à quelque propos qu’il se manifeste. Et aussi, si cette facilité n’aurait pas un rapport direct avec de la crédulité, même si le lien entre doute et crédulité paraît un peu paradoxal au premier abord. Cela revient au fond à se demander quel peut bien être le doute originaire, inconscient (évidemment, sinon cela ne poserait pas un tel problème, ou alors on l’aurait résolu depuis longtemps), que perpétuent tous les doutes que l’on s’inocule ensuite par piqûres de rappel dans le cours de nos existences.
Tout d’abord de quoi doute-t-on au fond lorsque l’on doute si facilement dans diverses circonstances ? Et pourquoi ? En commençant par la deuxième question, on peut penser que si l’on recourt à cette façon de faire, c’est parce qu’elle correspond à un bénéfice, seule raison plausible de s’y adonner. Et, comme il en va toujours d’un point de vue psychologique, ce bénéfice doit bien correspondre à un soulagement, intellectuel, moral ou affectif, au moins momentané, de quelque chose qui pèse le reste du temps et dont on cherche à se démarquer. Mais de quoi s’agit-il à l’origine ? Comme il paraît peu vraisemblable que l’on se situe alors dans le registre de la réflexion, puisque c’est précisément ce que l’on cherche à éviter dans le cas qui nous occupe, il semble raisonnable de pointer le soulagement d’origine affective et, étant donné que c’est de l’autre dont on doute, relationnelle.
En retenant cette hypothèse d’une origine affective et relationnelle de la compulsion à douter pour se soulager de quelque chose à toute occasion, quel qu’en soit l’objet, et en situant celle-ci comme primitive dans nos existences, il devient clair qu’une telle répétition ne fait que reproduire des sornettes que l’on nous a effectivement racontées ou fait vivre à un moment ou à un autre. Et ces mensonges ne peuvent que concerner des situations dramatiques qui nous ont, sinon traumatisé, au moins ébranlé à ce moment-là, sans quoi elles n’auraient pas de telles répercussions ultérieures. Ce seraient alors les rappels de vécus inconscients, refoulés parce que jugés insupportables dans l’anxiété de la plus grande dépendance qui nous caractérise toujours à l’origine, qui font que l’on croit volontiers que la situation dramatique mise sous notre nez, on préfèrerait aussitôt qu’elle ne puisse exister. C’est ainsi que l’on cumule crédulité actuelle sur le mensonge concernant ces situations et perpétuation de doutes anciens sur le fait que l’on nous ait dit la vérité.
Cela ne nous révèle toutefois pas sur quoi porte le mensonge à l’origine, mais puisque c’est précisément ce que celui qui doute ou crie au complot se refuse à aller voir de plus près, il ne saurait clairement nous en faire part. On peut penser que cela n’est pas sans rapport avec les questions les plus vitales liées à la fragile survie des débuts de l’existence, puisque ce sont sur des questions de vie ou de mort – qu’elles concernent la planète, la misère, les génocides – que portent le plus souvent le doute et le discrédit.