Regard sur l’étranger — A propos de climat social

De retour d’un délicieux petit séjours au lieu de naissance de mon quatuor préféré, invité par mes enfants dans cette ville portuaire qui fait face à l’Irlande, tournée vers ce Couchant qui apaise mon âme, je pense comme cela m’arrive parfois au climat du pays où je suis né. Comparant ce climat avec celui de récents voyages, que ce soit ici, au nord, à Liverpool, ou là, au sud, à Palermo (tiens ! à L ou à P, comme LP, pour long playing record, mais là je m’égare dans le plaisir de la libre association et du jeu avec les mots qui fait la consternation de mes chéris), le comparant donc, je suis heureux que les migrations aient enrichi mon environnement depuis mon enfance et ma jeunesse auxquelles je ne souhaiterais pour rien au monde revenir. L’environnement social de là où je réside a en effet bel et bien changé. Pourtant, à chaque retour, je ressens encore un léger malaise. Je m’explique.

Le Lausanne de mon enfance, comme plus largement le pays alentour, était il y a un demi siècle un lieu où l’étranger était généralement mal vu. On y cultivait abondamment l’entre-soi un peu morbide qui rappelle si furieusement l’endogamie familiale et ses turpitudes qu’il faut à tout prix cacher. Les « on est bien chez nous », « vivons cachés » et autres « y’en a point comme nous » relevaient d’une mentalité commune. On reste entre soi et l’on se tait. L’étranger serait alors celui qui peut voir ce qui se passe et le renvoyer en miroir, quelle horreur ! Le Turc de notre classe était exotique en diable (heureusement pour lui, il organisait des surboums où l’on pouvait danser sur un slow d’une durée inédite, Hey Jude), mais à peine moins l’espagnol et le portugais, l’italien comme premier arrivant d’après-guerre ayant défriché le chemin mais demeurant encore le rital.

Les changements dans les mentalités, comme on le sait, se font sur le long terme et, généralement, sous les coups répétés de crises qui traduisent les résistances les plus opiniâtres. Mais Lausanne est une tout autre ville aujourd’hui, bigarrée, multi linguistique et culturelle, il suffit de se promener dans les rues pour s’en rendre compte. Et il semble que seule une minorité d’irréductibles songe à le déplorer. A moins qu’il ne s’agisse que de la force de l’habitude.

Car pourtant, quand je rentre au pays, comme on disait autrefois, je suis à chaque fois surpris de la différence entre, d’un côté, ces habitants de tous âges, jeunes ou vieux, rencontrés ailleurs – palermitani, scousers – qui manifestent si facilement de la gentillesse et de la serviabilité, quand ce n’est pas directement de la joyeuse ou amusante chaleur humaine, et, de l’autre côté, les gens d’ici et leurs propres manifestations, surtout évidemment à partir des quadragénaires et plus âgés. Ou, plutôt, de la façon dont ils ne se manifestent surtout pas ! Chez moi, en effet, les gens supportent en général mal d’être interpelés, par exemple pour une simple question, et le font tout d’abord voir avec une grise mine des moins engageante, que ce soit au restaurant ou dans la rue. Pourquoi ce coin de pays est-il à cet égard si particulier, voilà une question que je n’ai pas résolue. Je me borne à supposer qu’on semble moins bien supporter ici le poids de l’existence sur ses épaules, ce qui incite à regarder la pointe de ses chaussures plutôt qu’un peu devant soi, et c’est encore une fois vrai avec l’avancée en âge, ce que je n’ai pas constaté ailleurs où l’on semble à tout âge plus serein face aux vicissitudes de l’existence. Il y a bien sûr, comme toujours, et dans un sens ou dans l’autre, des exceptions à la règle.

Ceci dit, de façon plus générale et au-delà de ces différences qui marquent le climat social de la vie quotidienne, il ne fait guère de doute que si cet entre-soi endogame morbide que j’évoquais avant, et que traduit le recroquevillement social et politique auquel on assiste sur les scènes nationales et internationales, laissait place à plus d’ouverture, à la lumière de la rencontre avec l’autre, le différent, celui qui n’est pas soi, moins de haine serait à déplorer. Cette haine née de la peur et du manque de confiance en soi dont les conséquences sont si tragiques en haute mer, derrière les murs de la honte, ou dans les froides banlieues que l’on se garde bien de visiter.